Parc fermé – sécheresses de la ville étanche

(article publié en 2021 pour la très belle association Prison Insider, que je vous encourage à soutenir. A partir d’une question sur la relation entre la Ville et la Prison, ouverture sur l’ère des grands confinements et des clôtures maniaques…)

 

Le lien entre la Municipalité et les lieux de privation de liberté n’est pas évident. Du point de vue des compétences, l’enfermement est essentiellement une prérogative d’Etat et du point de vue urbain, les prisons s’éloignent des centres villes, d’ailleurs comme les fonctions organiques : les marchés de gros, la gestion des déchets, du chauffage. Cela pose une première question : l’invisibilisation de ces fonctions.

A Lyon, on entendait jusqu’il y a peu les cris échangés entre les détenus, avec les familles, depuis la rue, depuis les quais de la Gare de Perrache. On ne savait pas seulement qu’il y avait une prison, on expérimentait son existence. Bien sûr la grande majorité des citoyens n’a jamais franchi l’enceinte, mais tout le monde connaissait ce vieux bâtiment et ses bruits incongrus. La prison paradoxale, à la fois menaçante comme horizon et qui nous protège de ceux qu’elle garde en cage. Elle était un élément de notre paysage géographique, visuel, mais aussi de notre paysage mental et symbolique : une incarnation charnelle du monopole de la violence légitime. La disparition de la prison et des prisonniers dans la ville efface aussi la fonction de la punition et les questionnements qui l’entourent.

Or ces questionnements doivent rester ouverts : est-ce que rendre la justice passe nécessairement par la punition ? La punition par l’enfermement ? L’enfermement suffit-il au sentiment de sécurité ? Dans quel type d’établissement ? Quelles leçons tirer de l’expérience de la psychiatrie, où la fin de l’enfermement a été synonyme d’abandon et où le droit à la ville s’est réduit à un droit à la rue ?

Ces questions doivent d’autant plus rester vivantes qu’avec la diversification des peines, on assiste à un retour en ville de l’enfermement, moins visible, qui concerne l’urbain, la Municipalité : le régime de semi-liberté assigne la nuit à un enfermement partiel. Des jeunes sous main de justice vivent dans des foyers dédiés, sans être enfermés, mais assignés. Le bracelet électronique enferme les personnes chez  elles. Intuitivement, chacun préfèrerait effectuer sa peine chez soi, plutôt que dans une maison d’arrêt, confronté à la violence, la promiscuité, la désincarnation de l’établissement. Mais du point de vue de l’habitat, le lieu de l’intime peut difficilement devenir la cage de la punition. Une maison, fut-elle une cabane, s’habite. On s’y sent sûr et surtout on s’y sent soi, on y devient soi. Avec un bracelet électronique on n’habite pas : on loge dans une boite, comme un logerait une balle dans une boite crânienne, ce n’est qu’affaire de contenant. Le psychiatre Jean Furtos définit la maison comme le lieu de l’établissement du rapport à soi, aux autres et au monde. Faire du chez-soi une prison soulève une question psychique qui n’est pas simple. Chacun de nous a pu l’expérimenter pendant les périodes de confinement sanitaire : ce n’est pas facile d’être assigné chez soi, même pour nous protéger ; alors pour nous punir…

D’un point de vue collectif, urbain, faire de tout lieu une prison potentielle, alors même que les questionnements sur l’enfermement s’effacent des débats publics, invite à une appréhension plus large du rapport invisible de la contrainte des corps dans la ville. Car en fin de compte, la ville est un ensemble où les corps sont assez contraints dans leur circulation. Les enfants n’ont pas le droit de sortir de l’enceinte de l’école ; les anciens n’ont pas toujours le droit de quitter leurs Ehpad ; les fous n’ont pas toujours le droit de quitter les institutions psychiatriques ; les conducteurs de véhicules non performants sont invités à laisser leur fourgonnette à l’orée de la ville ; les survêtements et les baskets n’entrent pas en boite de nuit.

La Ville empêche certains sortir et d’autres de rentrer. Les parcs ferment le soir ; les résidences se couvrent de grillages, au point que cet engrillagement généralisé est devenu un paradigme de politique publique, pudiquement baptisée « résidentialisation. » Apparu dans les années 90, ce repli sur soi des espaces collectifs a été posé comme un moyen de réduire le phénomène indéfini des incivilités.

C’est une double erreur : d’une part, l’obsession pour la sécurité renforce le sentiment d’insécurité. La peur n’éloigne pas le danger, dit le proverbe, mais l’inverse est aussi vrai : éloigner le danger ne réduit pas la peur. Une rue vide apparaît plus dangereuse qu’une rue grouillante. Les grilles empêchent les importuns de passer, mais n’empêchent pas la peur. La sécurité est un sentiment. La réduction des risques est une procédure, qui ne concourt pas forcément au sentiment de sécurité. Alors il en faut plus, de la vidéo, des armes, des panic rooms, tous ces artefacts qui au motif de protection ne font que souligner la possible exxistence du danger, et ne suffisent forcément jamais à renforcer le sentiment de sécurité. D’autre part, une mythologie urbaine a voulu que les grandes tours et les espaces ouverts soient pathogènes. A New-York, la luxueuse Manathan est composée de tours, alors que les rues les plus dures de Harlem sont pavillonnaires : il faut se méfier des récits sur les vertus morales des formes urbaines. Mais si cette double erreur évidente est aussi généralisée, c’est qu’elle doit répondre à d’impérieuses exigences, à un besoin maladif de cloisons. Ce besoin culmine avec les murs qu’on croyait détruits après Berlin et Belfast, mais qui ont repoussé en Israël, à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, à la frontière entre la Turquie et l’Iran. Ce besoin de cloisons culmine avec ces murs frontaliers, mais il se révèle aussi dans le cloisonnement des résidences privées et les clôtures d’espaces publics. L’époque à soif de murs.

Hors des rues commerçantes, les villes se sont couvertes de grilles. L’espace public accessible se réduit. Prêtez-y attention : sur quelle portion de vos trajets l’espace autorisé est-il moins large que l’espace inaccessible de la résidence, du parc, de la voirie réservée à la voiture, celle réservée au tram, celle réservée au vélo, celle réservée aux piétons ? Quel est finalement la largeur de votre couloir d’assignation ? Plus d’un mètre ? Combien de temps pouvez-vous marcher ou rouler sans longer une grille ? A certains égards, l’espace public urbain, restreint au motif d’en limiter les mésusages et les télescopages, devient un lieu d’enfermement. A force de protéger les résidences, c’est dans la rue que nous retrouvons en cage, entourés de grille, avec plus d’interdits que de possibles.

Bien entendu, cette contrainte est infiniment plus légère que le régime carcéral, mais ce sont deux réponses à la question fondamentale de Spinoza « que peut un corps ? » et à la question symétrique de ce que la société peut imposer à un corps, comme châtiment ou comme discipline. Si une plateforme internationale de vente en ligne s’est rendue célèbre pour ne pas laisser le temps à ses employés d’aller aux toilettes, nos structures sociales, juridiques et culturelles, contraignent globalement nos corps à se vêtir d’une certaine manière, à se déplacer selon certains circuits. Notre liberté d’aller et venir ne s’arrête pas seulement là où commence celle des autres, elle s’arrête au parvis des propriétés, aux zones d’exclusivité et aux normes sociales. Le parking est réservé à la clientèle ; merci de ne pas marcher  sur la piste cyclable.

« Parc fermé […] ce n’est presque rien mais j’en fais tout un drame » marmonne Benjamin Biolay dans un titre récent ; « parc fermé, je ne sais plus où aller, je suis désemparée » lui répond Adélaïde Chabannes de Balsac. Nous en sommes-là, à faire de la chanson populaire sur le désarroi de cette ville contre laquelle on rebondit. L’époque est aux villes accueillantes, aux villes apaisées, végétalisées, à hauteur d’enfants, bienveillantes. Mais derrière ce vernis de vertus tartignoles, la ville se ferme silencieusement à nous. A l’inverse du Truman show, où Jim Carrey ne pouvait jamais sortir de la ville-décor d’une vie dont lui seul ignorait qu’elle était factice, il devient plus difficile d’accéder à cette ville du bon air grillagé et du bonheur aseptisé. Or il est précisément difficile de penser la fermeture quand l’enfermement s’efface, quand la punition invisible se joue dans un logement qui est  aussi un droit fondamental, quand les institutions de l’enfermement s’éloignent au profit des procédures de fermeture et de l’intériorisation des assignations, par les individus eux-mêmes.

Cette intériorisation de l’étanchéité des villes prend des formes multiples et affecte les mouvements les plus progressistes La Vélorution 2021 de Lyon ne veut plus seulement la possibilité du vélo, elle veut l’exclusion des autres, autour d’une sémantique frontalière et belliqueuse qu’on croirait échappée de la mouvance identitaire : « reprenons nos territoires. » Reprendre les territoires à quels autres ? A quels envahisseurs ? Quel territoire est à qui ? La réponse n’est pas claire, mais une chose est sûre : tout n’est pas à tous.

N’est pas Michel Foucault qui veut et il est bien difficile de qualifier cette évolution historique du rapport au corps, dans lequel les dynamiques institutionnelles ont l’air moins volontaires qu’à la traîne d’une évolution tectonique d’appel à l’étanchéification des espaces sociaux. Il n’est pas question d’imaginer des écoles où chacun pourrait rentrer et sortir comme il veut, mais la guerre de territoire entre la propriété du titre (les copropriétaires de la résidence) et la propriété d’usage (les jeunes du hall de l’immeuble) n’a pas de solution par la victoire des uns contre les autres. Une ville ne peut pas être cloisonnée en éléments étanches les uns aux autres, c’est un système d’interactions. Comme dans un tableau de Manet, la couleur des objets est influencée par les objets voisins.  Renzo Piano, l’architecte de Beaubourg, disait qu’une ville, c’est le lieu où l’Eglise est à côté du bordel. Une ville c’est à l’aube, l’endroit où les derniers fêtards croisent les premiers de corvée, où les écoles et les bâtiments administratifs pourraient être ouverts le week-end à d’autres fonctions. L’endroit peut-être où ceux qui marchent au grand air entendent les cris de ceux qui sont privés de sortie. L’endroit aussi d’où ceux qui sont à l’abri entendent l’appel de ceux qui ne peuvent pas rentrer. Une ville, c’est l’endroit où la question des fermetures doit se renouveler toujours, mais avec prudence, sur la pointe des pieds.

L’Abbé Pierre demandait à ce que dans toute communauté Emmaüs, il y ait une vitre cassée, pour toujours -absolument toujours- entendre le cri de celui qui est de l’autre côté.

 

A propos de marc.uhry@gmail.com 43 Articles
25 ans de parcours associatif dans le droit au logement, les droits de l'homme, les politiques de solidarité, l'Europe sociale... et une vie parallèle dans la musique, la littérature, la radio, la presse