Exploration psychosociale des traumatismes, de l’exclusion et de la violence : esprits inlogés et environnements inhospitaliers.

Une petite fille qui a grandi en camp de concentration est invitée à dessiner une maison.
Une petite fille qui a grandi en camp de concentration est invitée à dessiner une maison.

Ouverture de l’ouvrage de John Adlam et Christopher Scanlon , février 2022

  traduction Marc Uhry

 

Nous sommes les désespérés
Ceux qui s’en foutent
Les affamés
Qui n’ont nulle part
Où manger
Nulle place où dormir
Les sans-larmes
Qui ne peuvent pas
Perler[1]

 Langston Hughes :  Vagabonds

 

 

« La terre ne sera pas vendue sans terme : parce que la terre et mienne, que vous êtes étrangers, séjournant avec moi »
Lévitique 25:23

 

Esprits inlogés et traumatisme psycho-social

Rosalinde : « et voilà, la forêt des Ardennes »
Touchstone : « oui, me voici en Ardennes ; suis-je donc idiot. Je me sentais bien mieux chez moi ; mais il faut bien que les voyageurs soient contents. »

(Shakespeare, Comme il vous plaira : acte II, scène 4)

 

 

« Aussi sûre que les maisons » ?

Ce livre résume, réorganise et développe ce qui, pour nous les auteurs, a représenté deux décennies de notre travail en étroite collaboration sur le sans-abrisme et l’exclusion sociale, et sur les enjeux associés de dangerosité et de perturbations.

Nous attribuons « le problème du sans-abrisme » à l’incapacité continue de la société où nous vivons, et des systèmes de prise en charge où nous avons travaillé, à reconnaître et à intégrer à ses réponses, à la fois le fait sociologique de la dépossession (le fait de ne pas disposer de foyer fixe) et l’expérience psychologique du manque de reconnaissance, ou de ne se sentir ni bienvenu, ni bien accueilli.

Notre préoccupation est dès lors d’appréhender ce que peut signifier de n’avoir pas de place à laquelle appartenir –avec l’expérience et la phénoménologie du « vagabondage », au sens du poète Langston Hughes- ce qui peut être le ressenti de n’avoir nulle part où aller ni personne vers qui se retourner, pour se sentir ordinairement sécurisé, après de qui trouver refuge ou asile.

Un défi central est de nous déprendre de nos définitions des notions de « sûreté » et de « sécurité. » Est-ce que le fait d’être en sûreté et en sécurité relève du fait ou du sentiment ?

« Aussi sûre qu’une maison », garantit une vieille expression anglaise, mais en quoi la sûreté est corrélée au logement ? Est-ce que la sûreté est une idée reconnaissable par quelque qui ne ressent pas et ne s’est jamais senti en situation de sûreté et est-ce que cela change la relation à la maison ? Qui écrira un livre sur l’état d’insûreté ?

C’est la question incisive posée par le protagoniste de l’Homme Invisible de Ralph Ellison (1952) :

«  Où étaient les historiens aujourd’hui ?… Qu’ont-ils jamais pensé de nous, les passants ?… Nous qui n’écrivons ni romans, ni histoires, ni aucun autre livre. »

A quel degré de sûreté chacun de « nous »les logés se sent parvenu, dans sa maison sous alarme, cernée de périmètres de barrières et de résidences fermées ? Quand nous parlons de sûreté, nous parlons de la sûreté de qui ? Qui légifère ou énonce combien « sûr » et « sécurisé » quelqu’un peut ou doit se sentir ?

****************

« La maison de mon Père accueille de nombreux manoirs… »
(King James Bible, Jean 14:2, 1611)

Foster et Roberts (1998) ont écrit que « le sans-abrisme n’est peut-être pas seulement une réalité physique, mais un état psychique » et leur usage du terme « esprits logés » est l’une des premières bornes à laquelle nous avons référencé nos propres longues explorations dans le phénomène psycho-social multiple que nous regroupons sous le terme « inlogement[2]. »

Nous avions déjà noté la disponibilité de « maison » et « foyer » comme métaphores de l’esprit ou de la psyché, particulièrement pour l’esprit qui contient un autre esprit (Scanlon et Adlam, 2006; voir aussi Campbell, 2019). La théorie des formes de Platon et l’allégorie de la caverne qu’il propose dans La République, évoque à la fois la demeure première de l’inconscience collective de l’humanité et l’imaginaire angoissé que nous projetons tous en permanence et éternellement, en voyant les ombres danser sur les murs. Saint-Augustin, dans ses Confessions, compare la mémoire à « un palais spacieux, un entrepôt pour les images sans nombre et de tout genre, qui y sont convoyés par les sens. »

Depuis la publication de L’Interprétation des Rêves par Freud (1900), la métaphore de la maison et du foyer, du logé et du chez-soi, a été plébiscité par les théoriciens psychanalytiques. Jung (1963) a consigné son propre rêve, comme exemple édifiant du symbole de l’esprit comme une maison aux pièces nombreuses, à plusieurs étages et dépendances. Pour Winnicot (1986), le foyer est le lieu depuis lequel on évolue. Bion (1962) a proposé le concept « d’endiguement maternel », pour explorer, en termes psychanalytiques, les processus projectifs et introjectifs, par lesquels les relations d’objet interne se logent dans l’esprit ou en sont expulsés (notons que nous introduisons deux nouvelles métaphores « logement » en représentant ses idées de cette manière).

La publication dirigée par Brown, Psychoanalytic Thinking on the Unhoused Mind (2019, à laquelle nous avons contribué) perpétue cette tradition et franchit les murs de la salle de consultation pour atteindre les réalités sociologiques des populations sans-abri, ainsi que les structures politiques et culturelles dans lesquelles les problèmes s’inscrivent et se jouent.

Stuart Hall, en théorisant et en témoignant de l’expérience particulière d’être un sujet colonial, établit clairement que « les dynamiques de déplacement sous-tendent toutes les relations sociales (Hall, 2018, p.76).

Les explorations de la philosophie moderne sur les anxiétés liés à l’absence de logement commencent avec l’hypothèse de Marx selon laquelle les individus sont aliénés par leur travail – en ne se souvenant plus des besoins et de la créativité qui les a conduit à se saisir d’outils et à commencer à s’en servir- et continue avec l’affirmation Nietzschéenne sur le nihilisme comme conséquence inévitable de la conscience que « Dieu est mort. Dieu reste mort. Et nous l’avons tué. »  Heidegger a ensuite déconstruit ce qu’il considérait comme une distinction mal formulée entre l’être et le chez-soi, cimentée par la tradition platonicienne. Il considérait que « l’absence de demeure est appelée à être la destinée du Monde. »

Maya Angelou a écrit : « le mal-au-logement vit en chacun de nous. L’endroit sûr où nous pouvons aller tels que nous sommes, sans être questionnés » (Angelou, 1987).

Le concept de base sécure, intégré à la théorie de l’attachement est une autre manière d’argumenter que, dans le développement ordinaire, il existe une expérience centrale de « foyer » et de sûreté », une expérience d’un soi qui habite en sûreté dans l’esprit d’une autre personne.

Les théories cliniques de mentalisation et de fonctionnement réflexif ont combiné la théorie de l’attachement avec les neurosciences contemporaines (Bevington et al., 2017,  Bateman et Fonage, 2019). Le corps et l’esprit dans cette perspective, forment un foyer permanent avec un sentiment de « vie intérieure », qui peut être valorisée et préservée. Il y a ici un écho à l’observation de James Baldwin, selon laquelle, peut-être, « le foyer n’est pas un endroit, mais une condition irrévocable. » (Baldwin, 1967).

A l’opposé du fou-du-roi, Touchstone, les plus privilégiés d’entre nous pouvons, selon cette hypothèse, être les explorateurs confiants des « forêts ardennaises » de nos propres univers particuliers, parce que nous avons expérimenté qu’il nous est possible de revenir en territoire sécure lorsque nous nous sentons menacés. Les autres, les moins privilégiés, pour de nombreuses raisons que nous allons décrire et explorer, sont moins en mesure de se retirer dans de telles zones de sécurité.

 

Privés de maison

Jede dumpfe Umkehr der Welt hat solche Enterbte,
Denen das Frühere nicht und noch nicht das Nächste gehört.
[chaque vague soubresaut du Monde fait tant de déshérités,
A qui n’appartiennent ni l’avant ni le prochain]
(Rainer Maria Rilke, 1912)

Les idées que nous avons brièvement esquissées en matière de sûreté et de sécurité, et comment certains d’entre nous pouvons les ressentir lorsque nous sommes « logés », et le thème de la possible précarité de cet « emmaisonnement » qui parcourt l’échine de ces hypothèses, nous conduisent à errer dans les bois étonnants de la privation de maison, dont l’exploration et la redécouverte constante constitue l’objet de ce livre.

Par « privés de logement », nous voulons désigner les expériences individuelles et collectives d’avoir été déplacés, de façon fondamentalement déstabilisante[3], en tant que membres d’une communauté, qu’elle soit plus ou moins grande, avec laquelle on peut s’identifier ou se trouvé identifié de manière problématique par les autres. Ici encore, nous ne prétendons rien de plus que de proposer peut-être une nouvelle carte d’un territoire bien connu.  Berger, Berger et Kellner (1974) plaident pour l’approche d’un «  sans-abrisme cérébral[4]  », psychologique et existentiel, disloqué dans la modernité. Cette vision est rejointe par Cesarani (1999) dont la biographie de Koestler est intitulée Arthur Koestler : le sans-abrisme cérébral.

« Ainsi Koestler s’est condamné lui-même au sans-abrisme. Tout ce qui restait était les idées qu’il traînait derrière lui, comme Job… Sa demeure était en dernier ressort son cerveau ; sa demeure était le sans-abrisme. Koestler était le cerveau sans-abri, le sans-abrisme cérébral. » 

Notre déploiement du terme « inlogé » est ici minutieusement et explicitement psycho-social. L’inlogement est un concept qui identifie une expérience est dispose d’une phénoménologie propre. Sous le titre d’expérience, nous incluons des expériences d’avoir été sujets d’actes ou de processus de dis-respect, dis-possession, dis-héritage, dis-émancipation, dis-qualification, dis-membré, et toute autre expérience similaire d’avoir été « dis », inentendu, inconfortable, inlogé.

En partant de cette définition conceptuelle, nous notons qu’une différence cruciale entre celle-ci et le terme non superposable de « sans-abri »  tient au verbe actif « inloger » (ou inconforter, ou déplacer, etc.) qui conserve la mémoire que quelqu’un –ceux de nous qui constituons le groue, en fait- a engendré l’inlogement de quelqu’un d’autre.

«  La dépossession ! La dé-possession est le mot ! » Ai-je poursuivi. « Ils ont essayé de nous déposséder de notre humanité, de notre masculinité et de notre féminité !… Ils ont même essayé de nous déposséder de notre dégoût d’être dépossédés ! …Voici les jours de la dépossession, la saison des sans-abri, le temps des expulsions. » (Ellisonn, 1952)

Nous nous attachons donc ici de manière primale, aux dynamiques psychosociales des deux girondifs actifs loge-ant et inloge-ant. Par le terme « les inlogés », ou « ceux qui ont été inlogés », nous incluons évidemment les « sans-abri » ou « ceux qui ont été rendus sans-abri. » Pour autant, le terme ne se résume pas à ce groupe, tant il existe de personnes « dis », écartées d’elles-mêmes, qui se sont retrouvées sous le même prédicat psychosocial, même si elles n’ont jamais patienté devant une soupe populaire ou un bureau d’accès au logement, mais ont pu éprouver le sentiment d’être inlogées, suite à l’impression d’avoir été l’objet de « dis », avec une portée bien plus profonde dans le temps et l’espace que le simple passage des tourniquets par lesquels on entre et sort d’un bâtiment.

 

[1] Traductions du traducteur. La traduction du Lévitique est tirée de la version anglaise de la King James Bible

[2] Notre collègue Gabrielle Brown a trouvé une utilisation shakespearienne précoce, bien qu’avec une définition différente du terme inlogé (unhoused en Anglais) dans Othello : « ma condition libre inlogée » (Shakespeare, Othello : Acte I, Scène 2)

[3] Unsettling se traduirait littéralement par « désinstallante », donc en bon français, plutôt par « désolante » au sens étymologique que donne Hannah Arendt de la désolation : la privation de sol. [N.d.T.]

[4] Traduction de homeless mind. Littéralement, il eut été plus juste de traduire par « esprit sans-abri », mais pour éviter la confusion entre l’esprit enserré dans la boîte crânienne (mind) et l’état d’esprit (spirit), j’ai opté ici pour la matérialité du cerveau, même si je ne l’ai pas retenue pour le titre, privilégiant lambiguité des « esprits », pour désigner à la fois la psyché et le caractère socialement évanescent des personnes sans-abri dans l’espace public. Ndt

A propos de marc.uhry@gmail.com 43 Articles
25 ans de parcours associatif dans le droit au logement, les droits de l'homme, les politiques de solidarité, l'Europe sociale... et une vie parallèle dans la musique, la littérature, la radio, la presse