Jusqu’où la contrainte sanitaire est-elle compatible avec les droits de l’homme ?

Les réponses à la pandémie Covid-19 au crible de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

Par Jeremy McBride, Avocat, Monckton Chambers, London, professeur invité, Central European University, Budapest
Traduction et adaptation : Marc Uhry

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Introduction

La diffusion rapide du Coronavirus, qui représente des risques élevés pour la vie humaine et une charge lourde pour les systèmes de santé, a conduit les gouvernements des pays membres du Conseil de l’Europe à adopter de nombreuses restrictions à la vie ordinaire. Ces restrictions ont nécessairement des conséquences sur le plein exercice des droits et libertés garantis par la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CEDH), qu’elles aient ou non été notifiées comme dérogatoires à la Convention, au titre de l’article 15 CEDH, comme l’ont déjà fait l’Arménie, l’Estonie, la Géorgie, la Lettonie, la Moldavie et la Roumanie. La nécessité de telles dérogations dépend de la nature des restrictions et/ou de leur durée, comme nous l’évoquerons plus loin.

Jusqu’alors, les modalités de gestion d’une maladie par les Etats n’ont pas constitué un motif fréquent de saisie de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Les principales affaires ont porté sur l’adéquation des mesures de protection apportées aux personnes incarcérées contre l’hépatite, le HIV et la tuberculose. Dans certains cas, ces procédures ont conduit la Cour à conclure à une violation de l’Article 3 qui proscrit les traitements inhumains et dégradants. Une décision a également porté sur une personne détenue atteinte du HIV, une autre sur une personne en quarantaine sans possibilité de visite familiale, soulevant un respectivement un problème de droit à la liberté et à la sécurité, et de droit à la vie privée et familiale, au titre des articles 5 et 8. Cela ne dessine pas une jurisprudence très étoffée, mais à y regarder de près, plusieurs enseignements ou hypothèses peuvent être tirés des apports prétoriens de la Cour.

Après avoir étudié l’obligation d’agir en réponse à la menace constituée par le Covid-19, cet article passera en revue les implications possibles des mesures de restrictions prises ou envisagées en matière de conformité à la Convention, y compris en quoi elles requièrent une dérogation et peuvent excéder ce que cette dérogation permet.

La justification des dérogations prises en dehors de l’état d’urgence, telle que prévue par l’Article 15 ne semble pas poser de difficulté. Il ne fait aucun doute que la menace constituée par le Covid-19 est, selon le pays concerné, réelle ou imminente, concernant la nation toute entière et altérant la perpétuation de la vie organisée en son sein (A et autres c. Royaume-Uni [GC], n°3455/05, 19 février 2009)

Il s’agit de déterminer, en situation, si le danger est tel que les mesures ou restrictions autorisées dans des circonstances plus normales sont insuffisantes pour y faire face, justifiant une ingérence plus forte dans les droits et libertés. Quoi qu’il en soit, ces mesures ne doivent pas excéder le strict nécessaire et offrir des garanties face à un éventuel abus de pouvoir.

Toutes les restrictions -qu’elles soient ou non fondées sur une dérogation- doivent bien entendu toujours reposer sur une base juridique, à commencer par le respect des garanties et exigences constitutionnelles pertinentes de l’Etat concerné (Mehmet Hasan Altan c. Turquie, 13237/17-20 mars 2018).

 

L’obligation d’agir

Le défi posé par la menace que le Covid-19 fait peser sur la vie et l’intégrité physique, fait sans aucun doute peser des obligations positives sur les Etats parties, au nom du respect du droit à la vie prévu à l’Article 2 et du droit au respect de la vie privée et familiale prévu à l’Article 8.

Bien sûr, on pourrait alléguer de mesures insuffisantes d’information du public sur les risques de la contamination au Covid-19 et la carence de conseils sur les gestes préventifs, pour caractériser une violation de l’obligation positive de prendre des mesures pour protéger la vie, au titre de la jurisprudence existante.  Mais la menace matérielle constituée par une accumulation de méthane (Öneryildiz c. Turquie [GC], n°48939/99, 30 novembre 2004), ou les protections inadéquates contre les risques naturels (Budayeva et autres c. Russie, n°15339/02, 20 mars 2008), est d’une nature manifestement différente de l’émergence inédite d’un virus, à la fois par le caractère très situé et circonstancié de ces situations et par la connaissance préalable des risques de l’inaction.

En outre, les Etats sont sous contrainte budgétaire et doivent effectuer des priorités en termes d’allocation des ressources disponibles, face aux risques pour la vie et l’intégrité physique (Osman c. Royaume-Uni [GC], n°23452/94). Si avec le recul, il s’avère que d’autres voies étaient plus pertinentes que celle choisie à un moment donné, à partir de la connaissance disponible à ce moment-là, cela ne suffit pas à caractériser une violation de la Convention.

Néanmoins, une fois établie la nature des mesures nécessaires à juguler une menace et que l’Etat est dans la capacité de les prendre -notamment en restreignant les activités des citoyens-, ne pas les adopter serait susceptible de constituer une violation des obligations positives des articles de 2 et 8 (Finogenov et autres c. Russie, n°18299/03, 20 décembre 2011). Il est souvent plus facile d’évaluer la capacité de l’Etat à agir, que de juger les mesures à prendre, notamment en cas de divergence d’opinions médicales et scientifiques sur la meilleure stratégie. Dans cette perspective, la pandémie de Covid-19 n’aide pas à clarifier les responsabilités de l’Etat, dans la mesure où la réponse ne peut pas vraiment être localisée et que la coopération transfrontalière est sans doute essentielle. En outre, même si l’Etat pouvait être responsable par exemple de l’insuffisance de coercition vis-à-vis du non-respect des règles de distanciation sociale, sa responsabilité sera sans doute limitée par la manière dont ces règles interfèrent avec d’autres droits et libertés protégés par la Convention (Identoba et autres c. Géorgie, n°73235/12, 12 mai 2015)

 

Liberté de circulation

Cependant l’obligation d’agir pour protéger la vie et l’intégrité physique doit revêtir un caractère incontestable, pour juger de la compatibilité des restrictions qui pourraient être imposées à d’autres droits et libertés. Ainsi l’article 5(1), « nul ne peut être privé de sa liberté, sauf aux dans les cas suivants et selon les vois légales… » précise dans son e) que la prévention de la propagation des maladies infectieuses est l’un des motifs de restriction de la liberté. En outre, la protection de la santé est un objectif légitime susceptible de justifier une restriction à la protection de la vie privée et familiale, à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions, à la liberté d’expression et à la liberté de réunion et d’association (conformément aux articles 8 à 11), ainsi qu’à la liberté de choisir sa résidence ou de quitter le pays, en vertu de l’Article2 Protocole 4. En cas de privation de liberté, la Cour a établi qu’il doit également être démontré que la propagation de la maladie infectieuse est dangereuse pour a santé ou la sécurité publiques et que la détention de la personne contaminée est le dernier recours pour empêcher la propagation de la maladie, des mesures moins sévères ayant été envisagées et estimées insuffisantes pour juguler la contagion (Enhorn c. Suède, n°56529/00, 25 janvier 2005). Dès que ces critères ne sont plus remplis, le fondement de la privation de liberté cesse d’exister.

Pour les restrictions imposées à d’autres droits, la norme à respecter est leur caractère nécessaire dans une société démocratique, donc proportionnée au but légitime poursuivi. Sans aucun doute, il reste une marge d’appréciation aux Etats, mais la Cour a estimée dans l’unique situation de quarantaine examinée – Kuimov c. Russie, n°32147/04, 8 janvier 2009- que la restriction devrait être « une mesure temporaire, à supprimer dès que les circonstances le permettront » et que « des restrictions sévères et durables […] sur une longue durée, sont particulièrement susceptibles d’être disproportionnées par rapport aux buts légitimes poursuivis » (para 96) Probablement, l’évaluation de la légitimité juridique des restrictions sera identique, quelque soit le droit ou la liberté en cause.

Néanmoins, dans le contexte du Covid-19, il convient de garder à l’esprit que la Cour était prête à accepter -même sans dérogation au titre de l’article 15 de la CEDH, une interférence importante avec un droit lorsqu’un Etat prend des mesures en réponse à « une crise exceptionnelle sans précédent » (quoique financière ; Koufaky et Adedy c. Grèce (déc.) n°57665/12, 7 mai 2013, para 37). Même si cette décision concernait l’ingérence dans le droit de propriété résultant des mesures de réduction des salaires et pensions pour sauvegarder l’économie nationale, il serait surprenant que des restrictions significatives, visant à préserver les infrastructures de santé, ne soient pas reconnues aussi facilement, à travers une acception très extensive de la marge d’appréciation des Etats. C’est d’autant plus probable que la situation requiert apparemment des mesures généralisées, plutôt qu’envers des individus ou catégories ciblées, comme les quelques affaires traitées jusqu’à présent par la Cour.

Dans Enhorn, la Cour a estimé que « le virus VIH est dangereux pour la santé et la sécurité publiques. » Toutefois, l’isolement obligatoire du requérant n’a pas été considéré comme un dernier recours, nécessaire à empêcher sa propagation. Des mesures moins sévères n’avaient pas été envisagées et jugées insuffisantes à la sauvegarde de l’intérêt public. De plus, la Cour a également considéré que la durée de l’isolement -près d’un an et demi sur une période de sept ans- ne remplissait pas les conditions d’équilibre entre la lutte contre la propagation du VIH et le droit du requérant à la liberté.

Il reste à déterminer si les restrictions imposées de manière à stopper la propagation du coronavirus constituent une privation de liberté ou relèvent simplement de l’entrave à la circulation en vertu de l’Article2 Protocole 4 CEDH. Comme la Cour l’a souligné à plusieurs reprises « pour déterminer si une personne a été privée de sa liberté, au sens de l’Article 5, le point de départ doit être sa situation particulière et il faut tenir compte de facteurs tels que le type, la durée, les effets et le mode de mise en œuvre de la mesure en question. La différence entre la privation et la restriction de liberté est une différence de degré ou d’intensité, et non de nature ou de substance (De Tommaso c. Italie [GC], n°43495/09, 23 février 2017, para 80).

La restriction de liberté de quitter le domicile -par exemple réduite à des achats ou exercices essentiels- pourrait être considérée plus sévèrement, même en l’absence de toute contrainte physique réelle, notamment si elle est assortie d’une interdiction totale de recevoir des visiteurs (Guzzardi c. Italie [P] n°7367/76, 6 novembre 1980 et Nada c. Suisse [GC] n°10593/08, 12 septembre 2012). Toutefois, l’absence de toute surveillance dans de tels cas peut militer contre la conclusion d’une violation des droits de l’homme, dans la mesure où les personnes concernées ne sont pas placés sous le contrôle exclusif des autorités (voir par exemple l’absence de surveillance dans Nada et la présence d’une surveillance dans Amuur c. France, n°19776/92, 25 juin 1996). Les conséquences légales du non-respect de l’obligation de demeurer au domicile, telles que de lourdes amendes ou une détention forcée, peuvent également contribuer à caractériser la privation de liberté (comme le prévoit la dérogation de la Géorgie).

La distanciation sociale sous peine de sanction pénale peut constituer une privation de liberté ou une entrave à la liberté de circulation, mais quoi qu’il en soit, sa conformité à la Convention, dans son interférence avec d’autres droits, dépend de plusieurs facteurs. Il est notamment nécessaire de démontrer le caractère impérieux de l’endiguement de l’épidémie et si d’autres restrictions moins sévères et à l’efficacité probable n’ont pas fonctionné, et que l’application de la mesure de distanciation sociale ne s’est pas étendue sur une durée plus longue que celle concourant à la seule satisfaction de l’objectif poursuivi.

L’aptitude à disposer des biens et services nécessaires à la vie et au bien-être est un indicateur central pour déterminer sur l’équilibre entre l’exercice de l’un ou l’autre de ces droits et l’intérêt public est respecté. A cet égard le fait de pouvoir communiquer avec son environnement proche et de recevoir des informations et des actualités est considéré comme essentiel (cf. Amuur).

Les restrictions d’accès à certains lieux où régions, y compris aux lieux de résidence portent inévitablement atteinte au droit à la liberté de circulation garanti par l’Article2 Protocole 4. Pour autant, une restriction affectant l’accès d’un individu à une zone particulière d’une ville, ayant duré 14 jours, n’a pas été jugée disproportionnée par la Cour, lorsqu’elle est mue par une « situation d’urgence », en l’espèce en raison de l’intensité du trafic de drogues dures et après que des mesures moins contraignantes se soient avérées peu efficaces (Landvreugd c. Pays-Bas, n°37331/97, 4 juin 2002 et Olivieira c. Pays-Bas, n°33129/96, 4 juin 2002).

Aujourd’hui, la grande majorité des restrictions imposées sont d’application générales et affectent de grandes portions des territoires nationaux. Dans certains cas elles empêchent les citoyens de voyager à plus d’une très courte distance de leur domicile. En outre, la dérogation estonienne prévoit une restriction des voyages vers certaines îles, autorisant uniquement les titulaires d’une résidence permanente à s’y rendra et à condition qu’elles ne présentent pas de symptômes du Covid-19. La proportionnalité de ces restrictions -tant en ce qui concerne leur portée que leur durée- dépend de la démonstration de leur pertinence pour prévenir la propagation de la maladie, mais aussi de leur impact sur les conditions nécessaires à la vie, tels que l’alimentation ou le retrait d’argent liquide (le requérant de Landvreugt était en mesure de recouvrer sa sécurité sociale et son courrier dans la zone plus généralement couverte par l’interdiction) et même de loger des personnes empêchées de rentrer chez elles.

La libération conditionnelle des personnes incarcérées -comme le prévoient les dérogations de la Géorgie et de la Lettonie- pourrait protéger les personnes libérées de la contagion. Mais elle ne doit pas être envisagée sans évaluer les risques pour l’ensemble du corps social, dont l’exposition à des violences physiques peut être contraire au devoir de diligence envers les victimes et constituant une violation des Articles 2 et 3 (voir par exemple Maiorano et autres c. Italie, n°28634/06, 15 décembre 2009 et Opuz c. Turquie, n°33401/02, 9 juine 2009). La dérogation lettone envisage aussi, à l’opposé, une éventuelle prolongation de la détention. Une telle prolongation n’est pas justifiée au regard de l’Article 5(1)(a), compte-tenu de l’absence probable de lien de causalité avec la peine d’origine. Evidemment, si un détenu est contaminé, sa libération peut être assortie d’un confinement, sans violation de la Convention, mais dans les circonstances actuelles, il est difficile d’imaginer que la prolongation de la détention soit strictement requise par les nécessités sanitaires

Entrée et sortie du pays

Les dérogations proposées par l’Arménie, l’Estonie et la Lettonie prévoient l’interdiction d’entrer sur le territoire pour tout ou partie des ressortissants extra-nationaux ou des résidents réguliers. En outre l’Arménie envisage d’interdire à ses ressortissants de quitter le pays, sauf pour le transport de marchandise. De fait, la proposition Lettone de fermer le transport international de passagers et de demander l’annulation de tous les voyages d’affaires dans un pays concerné par le Covid-19 est assez comparable. La Roumanie et la Moldavie envisagent des restrictions non spécifiées à la liberté de circulation.

En vertu de l’Article3(2) Protocole 4, nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire d’un Etat dont il ou elle n’a pas la nationalité. Le cadre exceptionnel des dérogations ne constitue probablement pas une atteinte à ce droit. En outre, l’exception consentie aux résidents légaux est respectueuse de leur droit à la vie privée et familiale en vertu de l’article. Les droits sont toutefois interrogés lorsque la nationalité ou la résidence légale dans l’Etat refusant l’entrée sont contestées (voir par exemple, Oudrhiri c. France [dec.], n° 19554/92, 31 mars 1993). Lorsque le statut est refusé de manière injustifiée, le refus d’entrée équivaut à une expulsion contraire aux droits évoqués.

Il est donc essentiel qu’il existe toujours une possibilité de recours effectif pour faire valoir ces droits, comme l’exige l’Article13 CEDH (voir la violation constatée de cette disposition dans Milen Kostov c. Bulgarie, n°40026/07, 3 septembre 2013, sur le droit connexe prévu à l’Article2 Protocole 4 CEDH). En outre, au vu des possibles conséquences qu’un refus d’entrée faire peser sur une personne, avec un retour éventuel dans un pays exposé à un risque élevé de Covd-19, un tel recours devrait avoir un effet suspensif sur l’exécution de toute décision d’éloignement (voir MSS c. Belgique et Grèce [GC], n°30696/09, 21 janvier 2011, para 293).

Bien que le texte de l’Article 3(2) Protocole 4 CEDH ne spécifie aucune limitation susceptible de restreindre le droit garanti, il y a fort à parier que la Cour les considère come implicite (voir par exemple, sur le droit illimité à l’éducation Leyla Sahin c. Turquie [GC], n°44774/80, 10 novembre 2005 para 154). De plus, ce droit n’est pas indérogeable. En conséquence, l’empêchement du retour des nationaux et résidents locaux à titre temporaire pourrait être considéré comme indispensable, au motif du risque qu’ils soient des agents infectieux susceptibles de propager la Covd-19 dans le pays. Cependant, cette justification serait probablement considérée comme insuffisante par la Cour, compte tenu des précautions que les fonctionnaires peuvent mettre en œuvre au point d’entrée pour éviter d’être infectés et de la possibilité de placer les personnes concernées en quarantaine. Une approche globale et indifférenciée pourrait également être considérée comme une discrimination fondée sur l’état de santé d’une personne (voir Kyutin c.Russie, n°2700/10, 10 mars 2011).

La possibilité pour une personne de quitter tout pays, y compris le sien, est garantie par l’Article 2(2) Protocole 4 CEDH. Toutefois, l’article 3 prévoit que ce droit peut être soumis à des restrictions, y compris justifiées par des enjeux de santé, si nécessaire dans une société démocratique. De telles restrictions sont par exemples été établies en dehors d’une crise sanitaire pour garantir le respect des obligations de service militaire (Marangos c. Chypre (dec.), n°31106/96, 20 mai 1997) et pour la prévention criminelle (Antonenkov et autres c. Ukraine, n°14183/02, 22 novembre 2005). Une restriction initialement temporaire, justifiée par l’incertitude sur la propagation de la maladie pourrait être considérée comme un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les droits des individus concernés. Cependant, une telle interdiction de voyager à l’extérieur du pays serait plus difficile à justifier si elle empêchait une personne de retourner dans son pays de résidence légale ou si elle s’étalait sur une période prolongée, en particulier lorsque le pays à visiter présente un risque de contagion mesuré. Il convient donc de réévaluer régulièrement la nécessité d’une telle interdiction ? (A.E. c. Pologne, n°14480/04, 31 mars 2009)

Vie privée et familiale

L’impact de la mise en quarantaine sur les éventuelles relations entre un père et son enfant n’a été que partiellement reconnu comme une entrave à la vie familiale du requérant dans Kuimov c. Russie, n°32147, 8 janvier 2009. Dans cette affaire l’essentiel de la période d’éloignement était le résultat de la prise en charge temporaire de l’enfant pour sa santé physique et psychologique. Pour autant, en ce qui concerne cette période, qui a duré 3 mois, la Cour a souligné qu’elle « n’a pas duré trop longtemps et, en outre, le requérant a été autorisé à venir voir A. à travers la vitre à un rythme hebdomadaire » (para 103).

Des conditions similaires d’interdiction de rendre visite à des proches pour empecher la propagation du coronavirus pourraient être conformes aux protections apportées par l’article 8, du fait de la possibilité de communiquer, notamment par appels vidéo. D’autant que la durée relativement courte de la quarantaine dans l’affaire Kuimov correspondait à la nature relativement bénigne de la maladie : une interruption plus longue du contact pourrait être considérée comme justifiée pour une pathologie aussi virulente que le coronavirus.

Dépistage et traitement

La détention d’une personne afin de vérifier si elle est infectée par le Covid-19 pourrait être justifiée sur la base de l’Article 5(1)(b) CEDH, comme étant effectuée dans l’objectif d’assurer le respect d’une obligation prescrite par la loi, s’il existe effectivement un fondement légal à cet effet.

Même si la détention ne devrait normalement être permise dans le seul cas où la personne concernée a eu une possibilité antérieure d’être dépistée, le recours immédiat à la détention est envisageable s’il est démontré qu’elle est essentielle à la bonne exécution de l’obligation concernée, par exemple si cette personne est susceptible d’en contaminer d’autres (raisonnement proche dans McVeigh et autres c. Royaume-Uni (Rep.), n°8022/77, 18 mars 1981, pour une personne soupçonnée d’implication des une activité terroriste).

Une telle détention ne doit pas être arbitraire, ni s’effectuer au nom d’un but qui lui serait ultérieur. En outre, elle doit respecter le principe de proportionnalité et être conçue pour garantir le respect immédiat de l’obligation, et devrait donc couvrir une durée assez courte et cesser après l’accomplissement de l’obligation (voir les périodes de détention trop longues en matière de contrôle d’identité, dans Vasileva c. Danemark, n°52792/99, 25 septembre 2003 et Epple c. Allemagne, n°77909/01, 24 mars 2005 et le défaut de levée d’écrou après un tel contrôle dans Shimovolos c. Russie, n°30194/09, 21 juin 2011).

Par ailleurs, le dépistage obligatoire de la tuberculose par test de réaction cutanée à la tuberculine, ou par radiographie pulmonaire pour protéger la santé publique et celle de la personne concernée, n’a pas été considéré comme une atteinte disproportionnée au droit à l’intégrité physique, tel que garanti par l’Article 8 CEDH (Acamanne et autres c. Belgique (dec.), n°10435/83, 10 décembre 1984) et un raisonnement similaire pourrait s’appliquer pour des méthodes de dépistage relativement non intrusive pour le coronavirus. Cependant, la manière dont le dépistage est effectué ne doit pas utiliser une force excessive, telle qu’elle pourrait constituer un traitement inhumain et dégradant (Jalloh c. Allemagne [GC], n°54810/00, 11 juillet 2006).

Simultanément, le traitement médical forcé d’une personne détenue, qui est une véritable nécessité thérapeutique au regard des principes établis de la médecine, ne devrait pas constituer une violation de l’Article 3 CEDH, à condition que des garanties procédurales aient été observées. Dans le cas du gavage, une autorisation judiciaire a été nécessaire pour apporter une telle garantie (Nevmerzhitsky c. Ukraine, n°54825/00, 5 avril 2005, para 94). Toutefois une dérogation est possible en cas de nécessité médicale engageant la survie d’une personne, si la procédure est simple et solidement établie (Bogumil c. Portugal, n°35228/03, 7 octobre 2008). Une autorisation judiciaire peut également ne pas être nécessaire si l’intervention médicale est faiblement intrusive. Cette hypothèse semble avoir été suivie par la Cour en ce qui concerne la vaccination obligatoire sans usage ni menace de la force, même si elle l’a reconnue comme une ingérence dans le droit à l’intégrité physique d’une personne au titre de l’Article 8 (Solomakhin c. Ukraine, n°24429, 14 marq 2012). La Cour a en effet considéré qu’il n’y avait pas eu violation de l’Article 8 lorsque la vaccination était justifiée par la volonté d’arrêter la propagation de maladies infectieuses et que le personnel médical avait vérifier l’aptitude d’une personne à la vaccination, ce qui offre la garantie qu’elle ne s’opère pas au détriment de la personne concernée, au risque d’altérer l’équilibre des intérêts entre l’intégrité personnelle et la protection collective de la santé publique. Il pourrait en être autrement si la vaccination a nui à la santé de la personne, ou qu’un vaccin périmé de mauvaise qualité a été utilisé, mais dans ce cas, ni l’un ni l’autre n’ont été établi. Il y a également des chances que l’administration d’un vaccin encore expérimental sans le consentement de la personne soit considérée au moins comme une violation de l’Article 8 CEDH.

La vaccination obligatoire pendant une épidémie afin de vacciner autrui a été reconnue par la Cour comme l’emportant sur les objections fondées sur des croyances religieuses (Témoins de Jéhovah de Moscou et autres c. Russie, n°302/02, 10 juin 2010, para 136). Par ailleurs, l’obligation reconnue de fournir une assistance médicale aux personnes détenues (Khudobin c. Russie, n°59896/00, 26 octobre 2006) serait très probablement applicable à ceux dont l’isolement par distanciation sociale équivaut à une privation de liberté au sens de l’Article 5 CEDH. Cette obligation de soin n’exige cependant pas l’administration d’un traitement au-delà du niveau de soin généralement disponible, déterminé par les priorités dans l’allocation des ressources limitées de l’Etat (voir par exemple Pentiacova et autres c. Moldavie, n°14462/03, 4 janvier 2005). Il est par exemple vraisemblable que l’allocation des soins de santé prioritairement orientée vers les personnes qui fournissent des services essentiels à la vie de la nation ne soit pas considérée comme un manquement de justification objective et raisonnable, contrevenant à l’obligation de non-discrimination issue de l’Article 12 CEDH combiné avec les Articles 3 et 8. Dans le même sens, le refus d’autoriser l’accès à des traitements encore expérimentaux ne serait pas considéré comme contraire aux droits garantis par les Articles 3 et 8 CEDH (Hriztozov et autres c. Belgique, n°47039/11, 13 novembre 2012).

Fonctionnement des tribunaux

Les restrictions apportées aux personnes concernées par des procédures judiciaires ont un effet sur le déroulement des procédures et le fonctionnement des tribunaux. Dans certaines situations, les procédures peuvent se poursuivre sans perturbation majeure, notamment par le recours aux moyens d’échanges électroniques. Mais ce n’est probablement pas généralisable à ‘ensemble des procédures pénales, civiles et administratives.

Si l’impact se limite à un retard, au cours d’une crise qui ne dure que quelques mois, il est peu probable qu’il en résulte une violation du droit à un procès dans un délai raisonnable. Même si la perturbation est plus longue, le caractère externe de sa cause signifie qu’elle ne sera pas imputable aux Etats affectés,  tant qu’ils auront pris toutes les mesures à leurs disposition pour en atténuer les effets (voir Khlebik, c. Ukraine, n°2945/16, 25 juillet 2017, résultant de l’impossibilité d’accéder à des documents cruciaux pour une procédure en raison de la perte de contrôle d’une partie du territoire par l’Etat, et Agga c. Grèce (no1), n°37439/97, 25 janvier 2000, où aucune mesure n’avait été prise pour faire face aux effets d’une grève des avocats).

En outre, bien qu’il puisse exister une interférence du fait des restrictions sanitaires, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et il est improbable qu’il soit considéré ordinairement comme une violation de l’Article 6(1) CEDH, sur le droit à un procès équitable. Mais dans les situations urgentes où des procédures pourraient être nécessaires à la protection des personnes, par exemple contre les violences domestiques, l’impossibilité d’obtenir des mesures de protection d’un tribunal pourrait conduire à des violations des articles 2 et 3 de la CEDH (Opuz c. Turquie, n°33401/02, 9 juin 2009).

En l’absence de dérogation, il n’est pas question d’exception aux délais normaux pour traduire une personne arrêtée devant un juge habilité à déterminer si elle doit ou non être libérée (voir Brogan et autres c. Royaume-Uni [P], n°11209/84, 29 novembre 1988). Et même avec une dérogation justifiant un retard supplémentaire, par exemple le manque de personnel qualifié, pour cause de contamination par le Covid-19, il est peu probable qu’un retard supérieur à 7 jours soit considéré comme recevable (voir Askoy c. Turquie, n°21987/93, 18 décembre 1996 et Sakik et autres c. Turquie, n°23878/94, 26 novembre 1997). En outre, il serait probablement difficile de justifier une dérogation aux protections apportées par l’Article 5(4) CEDH sur le droit au recours pour contester la légalité de la détention (Irlande c. Royaue-Uni [P] n°5310/71, 18 janvier 1978, qui accepte l’argument, semble en décalage avec l’évolution du droit international des droits de l’homme depuis).

Réunions publiques et privées

Des restrictions importantes ont été apportées aux rassemblements publics, en termes de nombre de participants, de nature de lieux autorisés, au motif de la protection de l’ordre public et la sécurité publique, sans que cela pose de difficulté (voir par exemple Chappell c. Royaume-Uni (dec.), n°12587/86, 14 juillet 1987 et Rai, Allmond et « Negociate Now » c. Royaume-Uni (dec.) n°25522/94, 6 avril 1995). La Cour a également conclu que la dispersion d’un rassemblement ne viole pas le droit à la liberté de réunion lorsque cela vise à protéger la santé et la sécurité des personnes qui y participent (Cisse c. France, n°51346/99, 9 avril 2002). Ces décisions concernent toutefois des évènements isolés et d’envergure mesurée ; elles ne portent pas sur des restrictions, voire des interdictions totales applicables aux rassemblements se déroulant sur une grande partie ou la totalité du territoire d’un Etat.

Néanmoins, la Cour a admis qu’une interdiction générale des manifestations peut-être justifiée si

  1. Il existe un risque réel de troubles, qui ne peuvent être évités par d’autres mesures moins strictes,
  2. Les conséquences de l’interdiction de manifester ne constituent pas en soi un risque pour l’ordre public, de même ordre que le risque invoqué pour l’interdiction (Lashmakin et autres c. Russie, n°57818/09, 7 février 2017, para 443)

Des considérations de même ordre peuvent être invoquées pour une interdiction générale des rassemblements susceptibles de contribuer à la propagation du Covid-19, justifiant ainsi une ingérence dans les rassemblements politiques, religieux et sociaux, protégés respectivement par les articles 11, 9 et 8 CEDH.

Toutefois, l’imposition de restrictions sur les rassemblements pendant plus d’une courte période doit demeurer une réponse proportionnée, et ne saurait justifier, par la durée de la menace de contagion, la suppression des droits qui sont les fondements essentiels d’une société démocratique. Bien sûr, le culte religieux peut n’être pas toujours collectif et les relations sociales peuvent être maintenues par les divers outils de ma technologie moderne, mais les formes collectives d’expression et de protestations doivent pouvoir exister et leur interdiction est difficile à justifier sur une période prolongée. Cette justification aura des difficultés à corroborer la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées, telle que garantie par l’Article 10 CEDH.

Information et expression

Une pandémie telle que celle du coronavirus a la capacité de provoquer des mouvements de panique à l’échelle planétaire. Les autorités peuvent être amenées à vouloir limiter la diffusion d’informations fausse, mais aussi les critiques sur les réponses publiques à la crise en cours. Par exemple, dans sa demande de dérogation, l’Arménie prévoit que toute publication concernant l’épidémie, y compris sur internet et les réseaux sociaux, provenant de l’intérieur du pays ou de l’extérieur, ainsi que toute information provoquant la panique ou risquant de la provoquer, se réfère exclusivement aux informations officielles et sans les contredire. La dérogation accordée à la République de Moldavie pourrait aboutir à des restrictions similaires, sous la qualification un peu plus vague de coordinations des médias pour informer le public sur la situation, assortie de règles spéciales pour l’utilisation des télécommunications.

L’ampleur de la restriction envisagée par la dérogation arménienne -qui ne se soucie ni du mode d’expression d’une opinion divergente, ni de l’exactitude des des informations publiées- est à première vie incompatible avec le rôle de veille publique des médias que la Cour a estimé nécessaire à caractériser une démocratie. Ainsi, à propose des déclarations d’un journaliste semant la panique dans la population, la Cour a établi qu’il lui appartenait de « communiquer des informations et des idées sur les questions politiques pertinentes et d’exprimer des opinions sur les conséquences possibles de certains décisions gouvernementales » et a constaté que les limites fixées par l’article 10(2) n’avait pas été dépassées (Fatullayev c. Azerbaïdjan, n°40984/07, 22 avril 2010, para 122).

Par ailleurs, la Cour confère aux journalistes et aux organisations non gouvernementales la responsabilité de fournir des informations fiables et précises lorsqu’ils agissent dans une fonction de veille (Magyar Helsinki Bizottsag c. Hongrie [GC], n°18030/11, 8 novembre 2016 et Radio France et autres c. France, n°53984, 30 mars 2004) et il peut donc exister une responsabilité à publier de fausses informations sans précautions suffisantes pour en vérifier la véracité (Sallustri c. Italie n°22350/13, 7 mars 2013).

En matière de réseaux sociaux, il semble improbable que l’établissement d’une responsabilité pénale générale pour leur utilisation soit considéré compatible avec l’Article 10 CEDH, sans discerner la qualité et le risque que font peser les déclarations, sans tenir compte du contexte politique spécifique, de leur portée (Savva Terentyev c. Russie, n°10692/09, 28 février 2018). Une situation d’urgence ne pourra justifier d’interférer plus strictement avec la liberté d’expression dans la mesure où il pourra être démontré que ces restrictions contribuent réellement à faire face à la crise.

Bien que la propagation de rumeurs et de fausses informations puisse constituer une nuisance, la suppression des informations et opinions non officielles va à l’encontre de la démocratie que les mesures d’urgence sont sensées protéger, et pourraient saper la confiance dans les gouvernements.

Mariages et enterrements

L’admissibilité des restrictions sur les rassemblements évoqués plus haut affectera inévitablement les cérémonies de mariages et les funérailles. L’imposition d’un délai à la possibilité de se marier en raison de la propagation de la maladie ne sera probablement pas considérée comme arbitraire ou disproportionnée, car cela ne porterait pas atteinte à l’essence même du droit garanti par lArticle 12 CEDH (Frasik c. Pologne, n°22933/02, 5 janvier 2010).

Le nombre de décès et la préoccupation d’éviter de propager le virus peuvent conduire à entraver les prérogatives de l’entourage de choisir l’heure, le lieu et les modalités des funérailles, voire la possibilité d’y assister, ce qui relève du droit au respect à la vie privée et familiale. Une telle ingérence n’est compatible avec l’Article 8 CEDH que dans la mesure où un juste équilibre a été trouvé entre la protection de ce droit et le but légitime de santé publique (voir par exemple Sabanchiyeva et autre c. Russie, n°38450/05, 6 juin 2013 et Ploski c. Pologne, n°26761/95, 12 novembre 2002). La santé publique peut justifier une proscription de l’accès aux funérailles pour les proches, mais il est peu probable que cela excuse le fait de ne pas les consulter sur les rites à suivre -ce qui engage l’Article 9 CEDH sur la liberté de conscience et de religion- ou justifier le recours à une fosse commune ou une sépulture non identifiable.

Education

La fréquentation continue des écoles des collèges et des universités n’est plus considérée comme compatible avec les efforts de lutte contre l’épidémie. Mais le droit à l’éducation en vertu de l’Article 2 Protocole 1 CEDH demeure et l’incapacité des institutions éducatives à fonctionner normalement ne signifie pas que les obligations qui leur incombent puissent être totalement ignorées. Les restrictions apportées ne doivent pas porter atteinte à leur essence même, ni à priver le droit à l’éducation de toute efficacité (Leyla Sahin c. Turquie [GC], n°44774/98, 10 novembre 2005, para 154).

Bien qu’aucun motif précis ne soit énoncé comme justifiant de possibles restrictions, il ne fait pas de doute que la santé publique serait considérée comme légitime. Elle n’est cependant conforme à l’Article 2 Protocole 1 CEDH que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché (Leyla Sahin, para 154), par exemple via l’offre d’enseignement en ligne, qui viserait à reproduire autant que possible les services habituellement proposés. Cette adaptation électronique de l’enseignement ne saurait fournir un prétexte pour interrompre l’enseignement dans une langue particulière qui serait autrement dispensée (Catan et autres c. Moldavie et Russie [GC], N°43370/04, 19 octobre 2012).

Il peut être matériellement impossible de procéder aux évaluations de la même manière que lorsque les établissements scolaires et universitaires sont ouverts. Mais l’absence de toute forme d’évaluation des performances à la fin d’un cours ou d’une année d’études -en particulier lorsqu’elle conditionne l’accès à un autre établissement ou à l’emploi- est susceptible d’être considérée comme compromettant l’efficacité de l’éducation dispensée. Une forme d’évaluation modifiée, poursuivant les mêmes objectifs que l’ordinaire serait donc requise (voir le constat de violation de l’Article 2 Protocole 2 CEDH dans Mûrsel Eren c. Turquie, n°60856/00, 7 février 2006, où les résultats de l’examen du requérant avaient été annulés sans base légale et rationnelle). La situation peut également nécessiter l’imposition d’une obligation de reconnaître la forme modifiée d’évaluation aux établissements d’enseignement et aux employeurs (voir Tarantino et autres c. Italie, n°25851/09, 2 avril 2013, reconnaissance de l’importance de satisfaire aux critères d’admission pour intégrer un cursus).

Obligation de travailler

La dérogation de la Moldavie prévoit l’interdiction de démissionner pour les travailleurs et la possibilité pour l’Etat d’exiger la contribution des citoyens à des services d’intérêt public, tandis que la Roumanie prévoit des possibles restrictions au droit de grève.

L’interdiction du travail forcé ou obligatoire en vertu de l’Article 4(2) CEDH est une disposition de la convention à laquelle il peut être dérogé. Cependant, même sans dérogation, cette interdiction est nuancée par l’exclusion de « service exigé en cas d’urgence ou de calamité menaçant la vie ou le bien-être de la communauté » (para.3(c)). La participation obligatoire d’un locataire de chasse à des mesures de lutte contre les épidémies a été considérée par l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme comme relevant de cette exception (S. c. République Fédérale d’Allemagne (dec.), n°9686/82, 4 octobre 1984). La tâche que le requérant était appelé à accomplir n’a pas été jugée trop éloignée de ce qu’il ferait normalement -il jouissant d’un droit de tir dans une zone pour laquelle le gouvernement local avait rendu une ordonnance de protection contre la rage nécessitant le gazage de tous les trous de renard- et ne lui faisait encourir aucun danger.

Le recours à cette exception ne peut être possible que si la personne contrainte a la capacité matérielle d’exécuter les tâches envisagées (en tenant éventuellement compte des formations nécessaires) et si la collectivité publique met en place des diligences pour la protéger d’éventuels risques pour sa santé ou pour sa sécurité. La première condition serait normalement remplie dans une situation d’injonction faite à un salarié de demeurer à un poste existant, à condition de distribution et d’installation des équipements de protection, des actions préventives telles que les dépistages, et des exigences imposées à ceux qui entrent en contact avec les professionnels concernés (règles de distance, etc.).

Par ailleurs, la prestation de services d’urgence par des médecins -qui font partie de la couverture sanitaire ordinaire, plutôt que ceux réquisitionnés dans la situation prévue au paragraphe 3(c)- la détermination du caractère de travail forcé ou obligatoire dépend largement de la charge de travail, qui ne doit pas être disproportionnée au point de devenir injuste, oppressif ou générateur de difficultés évitables (voir par exemple Koller c. Autriche (dec), n°23772/94, 28 juin 1995 et Steindel c. Allemagne (dec.), n°29878/07, 14 septembre 2010).

L’étendue de l’obligation de travailler, ainsi que son impact sur la personne visée, pourraient également être pris en considération pour déterminer l’applicabilité de cette exception, par exemple si des retraités sont mobilisés pour reprendre leurs anciennes fonctions.

Des restrictions peuvent être imposées au droit de grève, jusqu’à son interdiction, nonobstant le droit garanti part l’Article 11 de former des syndicats et de s’y affilier. Une interdiction de grève pourrait notamment être considérée comme une réponse proportionnée, si celle-ci est susceptible d’engendrer des conséquences graves sur la santé, la sécurité et l’environnement (Fédération des syndicats de travailleurs offshore et autres c. Norvège (dec.), n°38190/97, 27 juin 2002). Il s’agit bien sûr d’une question d’interprétation de l’importance de l’activité concernée, mais dans les circonstances actuelles, il est vraisemblable qu’une interdiction de grève serait considérée comme acceptable -même sans dérogation- en matière de services de santé, de production et de distribution alimentaire, de produits essentiels et de services publics clés. Cependant, lorsqu’une interdiction de grève est édictée, il faudrait tout-de-même qu’existe un moyen de protéger les intérêts professionnels des personnes soumises à cette interdiction, par exemple l’imposition d’autorités d’arbitrage neutres.

Propriété[1]

De nombreuses mesures déjà prises en réponse à l’épidémie de Covid-19 ont imposé la fermeture de magasins, restaurants et autres établissements recevant du public, avec un effet économique conséquent, non seulement sur les acteurs concernés, mais aussi sur toute leur chaîne d’approvisionnement, notamment certains produits qui perdent de leur valeur dans le temps (alimentation, horticulture,…). Des interdictions d’ouverture assumant ces effets sont envisagées dans les dérogations de l’Arménie, l’Estonie, la Lettonie. Les dérogations de l’Arménie, la Géorgie, la Lettonie et la Moldavie, envisagent d’autres biais à la propriété des biens, comme la réquisition ou la régulation des prix, sur les enjeux suivants : l’achat et l’usage de médicaments, les produits médicaux et le matériel médical, les biens essentiels et les matériaux bruts qui les conditionnent.

Toutes ces mesures affectent nécessairement le droit à la propriété visé à l’Article 1 Protocole 1 CEDH, que ce soit par l’expropriation, le contrôle de l’utilisation ou l’ingérence dans la jouissance paisible. Cet article prévoit des restrictions au motif de l’utilité publique et selon des procédures prévues par la loi. La protection de la santé publique fait sans doute partie des motifs légitimes.

Mais toute altération de la propriété devrait être accompagnée du versement d’une compensation financière. Mais seule la dérogation arménienne prévoit une « compensation équivalente » à la valeur de biens saisis. Que la compensation découlant de l’Article 1 Protocole 1 CEDH soit au niveau de marché ou pas n’est pas forcément la question ici : elle doit être déterminée par le juste équilibre entre les intérêts privés et publics. Imposer un prix trop en dessous de la valeur marchande pourrait être considéré comme une charge excessive pour les propriétaires concernés[2]. Toutefois cette charge imputée aux Etats pourrait être nuancée par les efforts consentis pour stimuler l’économie une fois la crise passée, qui pourrait être partiellement considérés comme une forme de mutualisation des aides, ou de réparation du préjudice subi.

L’interdiction d’ouvrir des entreprises comme les commerces et les restaurants pourraient être perçus comme une préemption d’usage pour une courte période mais peut-être comme une interférence avec la jouissance paisible des biens, si elle est prolongée. Déterminer si ces fermetures pourraient être considérées comme l’imposition d’une charge excessive envers les personnes affectées n’est pas facile, en l’absence de situation comparable dans la jurisprudence de la Cour. Il se pourrait que les fermetures renvoient essentiellement au contrôle des pratiques des consommateurs potentiels, ce qui pourrait signifier qu’il est difficile de revendiquer l’espérance légitime d’un revenu durant la période de fermeture forcée.  Une compensation pour la valeur du stock hors d’usage pourrait toutefois être légitime (voir le raisonnement de la Cour dans le paiement d’une compensation du stock, mais pour la perte d’achalandage ou de valeur du fonds de commerce, pour les entreprises affectées par la prohibition des armes à feu (Andrews c. Royaume-Uni (dec.), n°37657/97, 26 septembre 2000).

Il existe également un risque, dans un cadre de confinement généralisé, que des individus volent ou endommagent les commerces vides. Dans de telles circonstances, il peut être attendu un niveau approprié de politiques de prévention et de réduction, afin d’en réduire l’éventualité. Mais il y a peu de chances pour qu’un Etat soit considéré responsable de tels vols ou dommages par des personnes privées, en l’absence de mesures arbitraires ou manifestement déraisonnables, particulièrement dans un moment à l’attention centrale est portée sur la réduction de l’épidémie (Zagrebacka Banka d.d. c. Croatie, n° 3954/05, 12 décembre 2014, para.251)

Conclusion

La considération de ce en quoi les restrictions imposées en réponse à la menace posée par la pandémie sont une interférence excessive avec les droits et libertés protégés par la Convention -qu’elles se décline ou non sous l’invocation d’une dérogation- dépendra de la situation particulière à l’Etat en question, autant que de leur cible et de leur durée. Il n’est pas certain que toutes les restrictions nécessitent une dérogation pour demeurer conformes aux prescriptions de la Convention, mais certaines le devront, en particulier si elles s’étendent dans le temps.

Alors que le nombre d’Etats ayant déjà demandé une dérogation simultanément est inédit, de nombreux autres Etats mettant en œuvre les mêmes dispositions sans l’avoir fait. Il reste à voir les contentieux que cela entraînera. Majoritairement, les restrictions imposées relèveront -malgré les désagréments- du bon sens. Mais parfois, l’ignorance des droits fondamentaux ou le prix à payer par certains pourra conduire à des conclusions différences.

La situation demeure mouvante et les Etats qui s’appuient sur les dérogations devront -suivant l’Article 15(3) CEDH- continuer à informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe des dispositions qu’ils comptent prendre.

[1] Au sens de la CEDH, la propriété est « un lien substantiel entre une personne et une chose », elle dépasse largement l’acception française liée à l’avoir : un domicile, des convictions intimes, une espérance légitime, sont couverts par la notion de propriété. [NDT]

[2] Cf. Hutten-Céapska c. Pologne, [GC], n°35014/97, 19 juin 2006 [NDT] la Cour a considéré que l’Etat est fondé à imposer au propriétaire un plafond de loyer inférieur au prix de revient d’un immeuble, à condition de compenser la différence.

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