Marc Uhry – Long John Silver (Synthèse de ma traduction de l’article scientifique de Sergio Nassare-Aznar : « les blockchains et l’habitat collaboratif »)
L’économie collaborative a commencé à bouleverser le secteur de l’immobilier. Tout le monde a identifié les aspects visibles des plateformes comme AirBnB. Leur impact sur le fonctionnement des marchés immobiliers a suscité des réactions de la part des grandes métropoles européennes : Londres, Paris, Barcelone,… qui luttent contre la hausse des prix et la vacance instituée par la massification de ces acteurs. Ironiquement, en quelques années, les touristes sont accueillis dans les logements permanents, quand les citoyens sans logis se retrouvent pris en charge à l’hôtel.
Mais de manière plus discrète, des nouvelles technologies émergent à travers le monde, qui vont générer de profondes transformations dans le secteur du logement. Il sera ici question des outils qui bouleversent le rôle des intermédiaires qui encadrent et permettent aujourd’hui les transactions immobilières.
Les outils numériques de la désintermédiation
Trois outils gigognes, le blockchain, le smart contract et le DAO encouragent la désintermédiation, l’automation et la sécurisation de la relation.
La blockchain est connu notamment comme la technologie des crypto-monnaies, comme le Bitcoin. C’est un outil de production de confiance, par la sécurisation de l’information. Le MIT délivre désormais ses diplômes en blockchains, pour éviter la propagation de faux diplômés. Le blockchain remet en cause la nécessité d’un « tiers de confiance », rôle que joue notamment l’Etat dans le secteur immobilier.
Sa technique est complexe, mais son principe est simple : une information scellée dans un bloc informatique ultra-crypté, doté d’un hash, mécanisme de sécurisation le plus robuste à ce jour. Ce bloc est lui-même partagé sur une chaine d’ordinateurs. La modification d’un des blocs, créerait une « chaîne courte », que la technologie blockchain élimine en conservant le brin le plus long, de manière continue. Chaque bloc ne peut être modifié qu’avec l’accord de son ou ses auteurs, qui modifient le contrat en ajoutant un autre bloc, un peu comme sur un livre de comptes à pages numérotées. Il ne s’agit pas d’une technologie de rupture qui surgit brutalement, mais d’un outil qui va féconder progressivement nos structures économiques et sociales, avec un impact sur plusieurs décennies, selon les chercheurs spécialisés, comme Marco Iansiti et Karim Lakhani. La blockchain est susceptible d’accroitre l’information et la protection du consommateur, faciliter la certification des données, comparer les contenus de deux documents, etc.
La blockchain est l’une des formes de relation désintermédiée sécurisée réunies sous l’appellation générique de smart contracts. Les smart contracts aident à l’automation des transactions complexes, par exemple vérifier la validité de certaines clauses ou l’effectivité des paiements de l’acquisition, des frais, taxes, enregistrement de titres, etc. La plateforme la plus connue est Ethereum. Elle définit les smart contracts comme « des applications qui fonctionnent exactement comme si elles étaient programmées sans possibilité de temps d’arrêt, censure, fraude ou interférence d’une partie tierce. »
La DAO (Decentralized Autonomous Organization) est la catégorie générique des smart contracts : une organisation fonctionnant grâce à un programme informatique dépositaire des règles de gouvernance d’une communauté. Ces règles sont transparentes et infalsifiables car conservées en blockchain. Par exemple, Aragon, développé sur la plateforme Ethereum, est une DAO qui se propose d’être un tribunal arbitral entre entreprises, géré démocratiquement.
Les chercheurs Samer Hassan et Primavera De Filippi considèrent cette émergence comme un process de transcription progressive du droit en code : « Ce qui rend la blockchain différente des autres technologies, c’est que les smart contracts sont réellement destinés à remplacer le contrat opposable. Ils ne sont dès lors plus considérés comme une assistance supplémentaire ou un mécanisme de renforcement du cadre réglementaire existant : leur code est supposé avoir l’effet d’une loi dans sa fonction primaire. »
Le déplacement tectonique de la source de confiance
La blockchain fournit donc une information de confiance, alors même que les certifications habituelles apportées par le principal « tiers de confiance » qu’est l’Etat, font l’objet d’un nombre croissant de contrefaçons : monnaie, diplômes, titres de propriété, etc y compris dans les pays disposant d’un Etat fort. En France, les plus hauts responsables politiques sont régulièrement soupçonnés de mentir sur leurs diplômes (Sarkozy, Taubira, Cambadélis, Dati,…) ; en Italie, la fausse monnaie est fabriquée à peu près à ciel ouvert à Naples. Bref, les certifications de l’Etat peinent à se faire respecter.
Ce renversement de la confiance interroge les agents tiers qui portent les certifications de l’Etat, an matière immobilière : cadastre, notaires, courtiers, syndics, tous ceux qui garantissent une information.
Chaque étape de la transaction immobilière est alourdie, ralentie et renchérie, par cet enjeu de sécurisation de l’information. En amont, ce sont les prescriptions urbaines, la conformité du bien aux annonces, les règles de protection des consommateurs, les conformités aux droits individuels des contractants, ou attachés à la notion de domicile. Durant la transaction, la vérification de l’identité des contractants, de leur capacité juridique, l’évaluation des intentions réelles des parties et des effets attendus du contrat, la conformité du contrat à la législation. Enfin en aval, l’enregistrement foncier, la vérification du paiement, le déclenchement de l’emprunt, sont encore des occasions de vérifier et certifier des informations.
C’est pour alléger les lourdeurs liées à cette certitude des informations, que le cadastre suédois (Landmäteriet) a adopté la technologie blockchain. Au passage, la réduction du nombre d’actes a permis une économie estimée à 100 millions d’euros par an.[1] La Géorgie s’est également engagée sur cette voie. D’autres agents que les Etats s’engagent sur la certification de l’information, comme Ubiquity[2] aux Etats-Unis et Reidao à Singapour.
Exemple de transaction immobilière via blockchain
Source : Sergio Nasarre-Aznar
Synthèse des avantages de la blockchain
- Réduire les coûts d’intermédiation par une redéfinition du rôle des intermédiaires. Par exemple, des agents immobiliers correctement formés pourraient utiliser la blockchain pour concrétiser un usage professionnel des « proptech.[3]»
- Réduire les étapes, donc les coûts, liés aux paiement (promesse de vente, arrhes, solde), en permettant aux individus de transférer de la valeur (argent et actifs) par le biais d’une transaction ultra-rapide et sécurisée en crypto-monnaie, via internet.
- Permettre à chaque bien immobilier de disposer d’une adresse digitale indiquant son titre de propriété, dont les caractéristiques financières, juridiques et physiques, complétés de tous les enregistrements de transactions qui lui sont associés.
- Faciliter l’accès au logement, en réduisant les couts, mais aussi les délais, ce qui contribue à réduire la vacance intersticielle.
- S’arrimer aux smart contracts qui permettent la tokenisation des droits de propriété, à savoir la création d’un mode électronique de création et de transfert de droit réel immobilier, que ce soit en pleine propriété ou en emphytéose. Il n’existe pas d’obstacle à « attacher » un usufruit (ou un bail, ou une créance immobilière) à un « token » (jeton), qui est vendu via un bloc, transformant son acquéreur en usufruitier.
- Promouvoir les transactions immobilières transfrontalières au sein de l’UE, réduisant ainsi les coûts et complexités d’intermédiation. C’est important notamment le long des frontières (3 000 km de frontières terrestres en France), mais aussi pour une plus grande fluidité, qui encourage l’investissement vers l’immobilier, à condition de gainer ces investissements sur la production et l’entretien, pour éviter qu’ils ne se dissipent en hausse des prix.
Ceci dit, quelques limites ou prudences s’esquissent simultanément :
- La capacité de vérification pour le consommateur n’est pas augmentée. Alors que les smart contracts disposent de la capacité à vérifier (à travers les API adaptés, communément connus sous le nom « d’oracles ») certains points importants ayant trait à la situation physique et juridique d’un bien donné antérieurement au contrat (prescriptions urbaines description physique cadastrale, servitudes, droit réel antérieur, etc.), ils doivent également satisfaire aux prescriptions de la législation, il est difficile de concevoir une protection complète des consommateurs dans le cadre d’une système peer-to-peer désintermédié comme un blockchain. Une autorité publique ou son délégataire (notaire, intermédiaires agréés, etc.) doivent exercer un rôle notamment auprès des consommateurs, pour expliquer de manière intelligible les contraintes, protections, points de vigilance.
- Le développement des blockchains dans les transactions foncières des pays disposant de structures institutionnelles faibles, présentera de nombreux avantages en termes d’amélioration de la fiabilité de l’information et de la fluidité des transactions, mais l’avantage est moins immédiatement évident dans les pays institutionnellement mieux charpentés. Si la fonction de certification du notaire peut être remplacée par un blockchain, sa fonction de conseil demeure irremplaçable. Pour autant, des progrès sont réalisés, comme l’ analyse de contrat en learning machine (machine learning contract analysis) et des captcha plus évolués. A son tour, la force procédurale de preuve d’un bloc dépendra de la force, de la crédibilité qu’un juge ou une législation voudra lui donner, selon leur adaptation progressive à cette nouvelle réalité. Un autre enjeu est la manière dont les contentieux seront traités et résolus au travers de cours arbitrales fondées sur le smart contract, comme le réseau Aragon mentionné plus haut.
- Les blockchains ne peuvent pas conclure le transfert réel d’une chose physique (sauf dans le cas où cette chose est déjà virtualisée, comme un fichier informatique ou une chanson), ni à identifier s’il est défectueux. Pour autant, des mécanismes seront trouvés pour améliorer le degré de certitude. Par exemple, pour « l’internet des choses » (Internet of Things, IoT) devrait aider à permettre l’accès au bien et à la propriété pour l’acquéreur et l’interdire au vendeur simultanément à la validation de la transaction. Ceci dit, l’efficacité légale des smart contracts devant chaque juridiction (laquelle ?) mérite également d’être questionnée. Par exemple, qui est susceptible de poursuites en cas de perte due au fonctionnement du smart contract lui-même (par exemple, s’il récupère des informations insuffisantes ou erronées en puisant dans les bases de données connectées comme le cadastre) ? C’est la même question de la responsabilité finale qui émerge avec les voitures autonomes et les robots capables de prendre des décisions. Un enjeu de droit que la législation devra nécessairement travailler, et rapidement.
Malgré ces points de vigilance, qui méritent d’être abordés avec sérieux, la question n’est pas de savoir si les technologies de la désintermédiation vont transformer le cadre des transactions foncières et de la gestion des copropriétés, mais comment les acteurs vont s’en saisir.
[1] Voir par exemple Juliet McMurren et al. : Adressing Transactions Costs through Blockchain and Identity in Swedish Land Transfers. Govlab, octobre 2018
[2] Ubitquity « offre une simple expérience utilisateur pour enregistrer et suivre la propriété avec notre Software-as-a-Service (SaaS) plateforme blockchain. Nous aidons à l’e-enregistrement des entreprises, des collectivités locales et nos clients bénéficient d’un enregistrement clair de la propriété, réduisant les temps futurs de recherche de titres et augmentant la confiance et la transparence » voir
[3] (proprité+technologie) désigne les améliorations de l’entretien, la consommation d’énergie, les transactions immobilières, permises par les innovations numériques.
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