Droit au logement et droit des étrangers : chronique d’un sabotage réciproque

Noria Derdek – Marc Uhry – Fondation Abbé Pierre – 2016

Deux phénomènes simultanés s’alimentent réciproquement depuis 25 ans : la résurgence de la crise du logement accroit les tensions à l’entrée du logement social et de l’hébergement ; le droit au séjour des étrangers et leurs droits sociaux associés s’émiettent. Petit à petit, le droit du logement devient un élément central de la privation de droits dont les étrangers font l’objet, en même temps que le mauvais traitement des étrangers sabote l’universalité du droit au logement.

Ce ballet morbide s’engage 18 mois après l’effondrement du mur de Berlin, en 1991. Il n’est plus besoin d’affirmer une solidarité à l’égard des dissidents de l’Est. Le droit de travailler est retiré aux demandeurs d’asile, les rendant dépendants de centres d’accueil dédiés (les CADA) [1]. Mais avec 2 600 places seulement en 1994 pour plusieurs dizaines de milliers de demandeurs, ce croisement institué entre l’hébergement administré et la question de l’accueil des étrangers révèle immédiatement une lacune, qui ne se résorbe pas : en juin 2015, 19 063 demandeurs d’asile sur 61 545 étaient hébergés en CADA[2], soit 31%. Et la tension se renforce à mesure que le taux de reconnaissance de l’asile baisse, créant de nombreux déboutés, pas toujours expulsables du territoire.

Les lois successives sur l’immigration ont multiplié les fissures en restreignant l’accès à un séjour durable et en multipliant les statuts temporaires. Aujourd’hui, « la carte de résident n’est plus la première étape d’un processus d’intégration mais devient la récompense ultime d’un parcours du combattant », une précarisation du séjour « lourde de conséquences pour un très grand nombre d’étrangers qui vivent en France sans la sécurité juridique nécessaire pour faire des projets d’avenir et s’insérer au mieux dans leur pays de résidence »[3]. Dans le même temps, les bidonvilles de migrants fuyant les conflits et de Roms discriminés se sont multipliés, posant la question de la gestion des migrations collectives et des migrations intra-européennes, laissée en suspens sous le couvert fantasmé d’un hypothétique meilleur contrôle des frontières. L’habitat dédié aux étrangers (sommaire et caduque) que représentaient les foyers de travailleurs migrants a subi un coup d’arrêt sans politique de substitution, autour d’un plan de traitement qui presque 20 ans plus tard n’a fait qu’un peu plus de la moitié du chemin[4], pour les convertir en résidences sociales pour personnes en difficultés.

Parallèlement, il a été mis fin à la fluidité organisée entre l’attribution des logements sociaux et le regroupement familial[5] qui s’affirme progressivement comme une exigence préalable, alors même que celui qui le demande doit disposer d’un logement « normal pour une famille comparable ». Le minimum ainsi exigé va bien au delà des normes de décence[6] et se confronte à un parc privé aux loyers élevés pour un salaire encore unique. Plus récemment, les conditions de séjour, jusqu’ici exigées du seul titulaire de la demande de logement social, sont étendues à tout autre majeur présent dans le logement[7]. L’inéligibilité est rendue contagieuse… jusqu’aux personnes détentrices d’une simple autorisation provisoire de séjour[8], entérinant définitivement l’aléa d’une reconnaissance administrative qui finit par annexer l’itinéraire résidentiel des migrants.

L’émiettement et la fragilisation du statut de migrant empêchent l’accès au logement de droit commun et percute un système de prise en charge sociale par l’hébergement qui offre des conditions de vie et des parcours très inégaux[9].

Le droit de bénéficier de conditions minimales d’accueil pour les demandeurs d’asile (logement, nourriture, habillement) est une liberté fondamentale, reconnue en 2009 par le Conseil d’Etat[10]. Trois ans plus tard, il décide qu’il appartient de manière générale « aux autorités de l’État de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale » : il n’est pas question de transiger sur l’éligibilité du droit à vivre et au respect de la dignité de chacun, qu’il convient de garantir par un recours judiciaire ultra-rapide, le « référé-liberté ».

Dans un premier temps, la majorité des requérants furent satisfaits, d’autres déboutés : même devant l’urgence vitale, les tribunaux apprécient la situation de détresse  au cas d’espèce, d’autant qu’il s’agit de caractériser la défaillance de l’Etat et de l’obliger à agir. Mais l’équilibre ne tient pas et les étrangers ont été singulièrement malmenés par les tribunaux. En 2010, la jurisprudence a déjà déconstruit le droit des demandeurs d’asile [11] laissant à la rue des hommes jeunes et seuls d’abord, puis des familles avec enfants en bas âges, parfois malades, allant jusqu’à préconiser des tentes comme solution face à des capacités d’hébergement dites « épuisées ». En 2013, l’hébergement généraliste ne peut plus être réclamé par l’étranger faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire (hors situation suffisamment grave pour faire obstacle à son départ)[12]. Depuis, la situation de détresse d’une personne vient quotidiennement se confronter au bien-fondé de sa présence en France, dans une procédure qui n’est pas sensée en juger.

Le mauvais traitement des étrangers s’est révélé un précédent qui a dissout l’idée du droit à l’hébergement d’urgence comme liberté fondamentale, chacun pouvant imaginer l’empressement de l’administration à surfer sur cette jurisprudence pour éviter de loger des personnes qu’elle n’a pas reconnu comme légitimes. Ce qui se vérifie lorsque le « plan hivernal » se solde par des expulsions à la fermeture de centres d’hébergement saisonniers[13], ou lors des évacuations de squats et bidonvilles.

Bien que depuis la loi Alur soit venue clarifier la question de l’éligibilité de toute personne à l’hébergement, sans considération de son droit au séjour, concernant le recours « Dalo » dans sa version hébergement, des tribunaux administratifs n’en démordent pas et persistent dans leur refus de condamner l’Etat au titre du droit fondamental à un hébergement d’urgence. La situation n’est pas seulement complexe et immorale : elle est ubuesque.

Autre illustration du sabotage réciproque, la surinterprétation de la jurisprudence de la CJUE[14], qui reconnait la légitimité des Etats à refuser l’accès aux aides sociales à une famille européenne, sur le fondement de l’absence de lien au travail[15]. La libre circulation des citoyens européens s’arrête en effet lorsqu’ils deviennent une « charge déraisonnable » pour le système d’assistance sociale de l’Etat membre d’accueil [16].

Or, pendant que les média gonflent ce qu’ils qualifient de « condamnation du tourisme social », d’autres décisions de cours internationales envoient des signaux opposés sur les droits sociaux dont disposent les migrants, y compris en situation irrégulière. Et à y regarder de près, l’ensemble n’est pas contradictoire mais précise le socle de droits fondamentaux dont ils disposent : l’école, les services sanitaires d’urgence, l’hébergement d’urgence précèdent toute considération au regard du séjour.

Le Comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe est le plus explicite dans la définition d’un ordonnancement des droits qui n’ignore personne, dans deux décisions du 10 novembre 2014 à l’encontre des Pays-Bas assorties d’une demande de « mesures provisoires », afin d’éviter « un risque de dommage grave irréparable »[17]. Il part du postulat que le droit à l’hébergement est étroitement lié au droit à la vie et crucial pour le respect de la dignité humaine. S’agissant des personnes en situation régulière ou travaillant régulièrement sur le territoire, l’hébergement temporaire ne peut être considéré comme une solution durable et un logement doit être offert dans un délai raisonnable. S’agissant des personnes en situation irrégulière, une solution d’hébergement doit être fournie, même si elles sont tenues de quitter le territoire. La privation d’une assistance d’urgence aussi essentielle qu’une solution d’hébergement ne peut figurer dans la panoplie des instruments dissuasifs des politiques migratoires. La crise économique ne peut pas non plus se traduire par un recul des protections, lorsque justement le besoin s’en fait le plus sentir.

L’hébergement d’urgence apparaît comme un minimum et oblige les Etats, sans autre classification que l’appartenance des personnes à la commune humanité. Cette impression est confortée par l’évolution de la Cour européenne des droits de l’homme qui demande de s’assurer des conditions d’accueil avant tout renvoi d’une famille vers l’Italie[18], et pour qui la qualité d’enfant prédomine sur celle d’étranger en séjour illégal[19], au risque de causer un traitement inhumain et dégradant.

La dernière réforme de l’asile se fait pourtant sourde. La nouvelle allocation pour demandeur d’asile non hébergés en CADA ne subviendra pas à leurs besoins essentiels[20]. L’hébergement devient directif, sans possibilité de refus ou d’absence injustifiée (de plus de 5 jours), au risque de perdre son allocation et le bénéficie des services d’aide aux sans-abri. Or, « le droit des étrangers constitue souvent le laboratoire de dispositions visant à être généralisées. [En espérant que l’idée d’imposer] un lieu d’hébergement au prétexte de la nécessaire protection d’une personne vulnérable dépendante (…) de la solidarité de la Nation, soit cette fois-ci erronée »[21]. L’hébergement, déjà cible potentielle de contrôles policiers organisés à l’intérieur ou à proximité[22], se retrouve à jouer le rôle d’auxiliaire de politiques migratoires restrictives.

Calais est un point d’incandescence de ce délitement de l’état de droit. La gestion par l’abandon de personnes ne souhaitant pas rester en France, mais rejoindre le Royaume-Uni, alors même que la France les en empêche, aboutit à une situation insupportable, pour les migrants, pour les riverains, pour le pays et pour les droits de l’Homme.

Les atteintes à l’universalité du droit au logement, comme l’émiettement du droit des étrangers, conduisent à des situations qui violent la dignité des personnes et font de l’état de droit un concept à géométrie variable. Accepter quelques reculs sur l’état de droit, c’est en sortir complètement. Il est temps d’y mettre un terme et de reconstruire un droit au logement et un droit des étrangers performants et protecteurs : c’est un enjeu pour les personnes, mais c’est aussi une clause de survie de l’état de droit et de notre régime politique dont il est le fondement.

 

[1] Circulaire du 26 septembre 1991 relative à la situation des demandeurs d’asile au regard du marché du travail : « Il est constaté, depuis plusieurs années, dans tous les pays d’Europe, un accroissement de la pression des flux migratoires. Celle-ci s’exprime surtout dans la progression importante des demandes d’asile où se mêlent, aux réfugiés, un nombre croissant d’immigrants à la recherche d’une insertion économique et qui n’ont pas vocation à obtenir la protection prévue par la convention de Genève du 28 juillet 1951 ».

[2] Projet de loi de finances 2016.

[3] Précarisation : la preuve par les chiffres, Antoine Math et Alexis Spire, Plein droit n° 102, octobre 2014.

[4] Lancé en 1997, pour 5 ans. 324 établissements sur 687 ont été transformés ou étaient en cours de transformation à la fin de l’année 2015. Restent 40 921 places occupées par des personnes vieillissantes.

[5] L’ancien R. 441-3 du CCH comptait le rapprochement ou le regroupement des membres d’une même famille, « notamment de rendre possible un regroupement familial… », dans les objectifs d’attribution des logements sociaux. Pour autant, dès 1986 étaient posées les premières conditions de régularité et de permanence du séjour dans l’attribution des logements sociaux (Décret n°86-670 – R. 441-1 et s).

[6] 22 m² pour 2 pers. et 32 m² pour 3 pers, contre les 16 et 25 m² réglementaires pour qu’un logement ouvre droit aux APL sans être considéré comme suroccupé, à Paris, par exemple.

[7] 14 juin 2010.

[8] Arrêté 15 mars 2010.

[9] L’accueil des demandeurs d’asile dans les structures d’urgence, Christine Dourlens, ONPES 2005-2006, pp. 687-715.

[10] CE, réf., 23 mars 2009, Gaghiev, n° 325884, puis 17 septembre 2009, Salah, n°331950.

[11] Hébergement des demandeurs d’asile : la mise sous tentes du droit constitutionnel d’asile, Serge Slama, Combats pour les droits de l’homme, novembre 2010.

[12] CE, réf., 4 juil. 2013, n° 399750.

[13] Sans procédure contentieuse, la voie de fait étant une pratique répandue.

[14] Cour de Justice de l’Union Européenne, 11 novembre 2014, Dano, aff. C-333/13 puis 15 septembre 2015, Alimanovic, aff. C_67/14.

[15] Un règlement européen (CE) n°883/2004 porte sur la coordination des systèmes de protection sociale, et liste pour chaque pays les aides inconditionnelles et les aides optionnelles. En l’espèce, l’aide matérielle demandée est une aide optionnelle.

[16] Directive 2004/38/CE.

[17] Feantsa c. Pays-Bas (réclamation n°86/2012) et CEC c. Pays-Bas (réclamation n°90/2013).

[18] Tarakhel c. Suisse, 4 nov. 2014, § 122.

[19] VM et autres c. Belgique, 7 juillet 2015, § 138. Affaire renvoyée devant la Grande chambre.

[20] De 6,80 €/jour pour 1 pers., 17 € pour 4 pers., hébergées dans un lieu dédié ou dans un centre d’hébergement d’urgence de droit commun. Plus 4,20 €/ adulte sans offre d’hébergement. Décret n° 2015-1329 du 21 octobre 2015.

[21] Le demandeur d’asile en France, un toit sous condition, Alain Couderc, Housing Rights Watch, 2016.

[22] Circulaire du 21 février 2006 relative à aux conditions de l’interpellation d’un étranger en situation irrégulière.

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