(ma contribution à l’ouvrage collectif Pauvrophobie : encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, publié par le Forum Bruxellois contre les inégalités)
La rue est un de ces stigmates qui effacent l’identité et la singularité. En tout cas dans le regard porté sur ceux qui y vivent, qui y sont réduits de mille manières : errants, vagabonds, galériens, sans-abri, exclus, clochards,… Ce patchwork de qualificatifs forme une nappe de brouillard qui recouvre les particularités de chacun ; « nommer les choses, c’est déjà oublier la chose nommée au profit de la commodité du nom » disait Marcel Blanchot.
Ainsi s’estompent les différences entre hommes et femmes, entre jeunes et anciens, entre nationalités, cultures, espoirs, expériences et traumatismes… Tous deviennent un peuple de la rue, affublé de quelques caractéristiques communes, au premier rang desquelles, une difficulté à habiter.
Le peuple de la rue ne fait pas partie des exploités, dans la mythologie sociale. Il relève de l’inadaptation. En France, les lois contre le vagabondage prévoyaient le bagne en cas de récidive au début du 20ème siècle. En Hongrie aujourd’hui, le fait de dormir dehors est de nouveau envisagé sous l’angle de la responsabilité (pénale) individuelle, comme une occupation abusive de l’espace public. Ce ne sont que les points d’excès d’une réalité plus profonde qui traverse l’ensemble de la société, comme en témoigne l’article 5-e de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, qui dispose : « Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf […] et les vagabonds ».
Depuis Aristote, c’est l’appartenance à la Cité qui fonde l’humanité, celui qui n’appartient pas à la Cité est « soit un Dieu, soit un animal », parce qu’il n’est pas tenu par le tissu de règles formelles et culturelles, qui confèrent une humanité par le regard des uns sur les autres vérifiant l’appartenance au cadre commun. Le peuple de la rue est situé quelque part entre Boudu sauvé des eaux, les clochards célestes, et l’animalité. Il est coincé dans l’exotisme romanesque de l’affranchissement des cadres sociaux, et le loup-garou incapable de se ranger pleinement aux contraintes de la civilisation. Dans tous les cas, il est considéré comme incapable. Il est en incapacité de se civiliser, ou alors il faudra un dompteur bilingue capable de lui inculquer quelques éléments de protocole nécessaires à sa survie. Il faut une Jane Porter pour inculquer quelques règles de savoir-vivre à l’homme-singe descendant du compte de Greystoke. Les personnes sans domicile sont métaphoriquement des grands singes urbains. Les responsables politiques européens le répètent assez : ils sont prêts à accueillir tous les sans-abri ; ce sont eux, les vagabonds, qui boycottent les centres d’hébergement. Le sous-entendu est assez clair, ils préfèrent leur milieu naturel au confort aseptisé du zoo. Comme le résumait avec élégance le Maire (bourgmestre) d’une grande ville française, à propos des Roms roumains réduits à vivre en bidonville, à la lisière de sa commune : « tu leur construis des chiottes là où ils veulent, ils iront toujours chier trente centimètres plus loin ».
La rue réduit les personnes à l’exotisme d’un stigmate commun. Elles sont transformées en personnages picaresques et ne sont plus des individus porteurs d’une poétique complexe, un rapport au monde.[1]
Or, au regard de la singularité de chaque histoire -certains ont eu des logements, d’autres souffrent uniquement de problèmes économiques, ou uniquement de problèmes administratifs, uniquement de problèmes de santé- l’accès interdit au logement dépend au moins autant de barrières extérieures que d’empêchements individuels. C’est cette tension que les dispositifs de solidarité contemporains sont amenés à porter.
La protection ambiguë des grands singes urbains
Nous sommes embêtés, avec cette famille de grands singes. La charité s’est mêlée de notre méfiance vis-à-vis de ceux qui ne font pas ville avec nous. La charité chrétienne, mais également l’annone romaine, la zakrat musulmane, la compassion bouddhiste… Ces cancres du fond de la classe sont l’indice des frontières du « nous « . Et dans des démocraties qui prétendent à l’universel, au sens au moins de l’égalité des droits, ce « nous » annonce s’étendre à tous. Ainsi, ces grands singes urbains qui s’ébattent à l’air libre sont l’indice de l’universel, l’indice de notre performance démocratique[2]. Ils doivent faire partie du nous. Ils doivent être protégés, non comme une espèce en voie de disparition, mais comme un membre nécrosé, qui menace l’ensemble du corps social de gangrène. On ne peut ni les laisser, ni les parquer, au risque de désagrégation symbolique de ce que nous considérons être le corps social. Les grands singes urbains du pavé doivent être « insérés », ce mot désignant un processus conduisant d’un dehors vers un dedans. Ils doivent être réintégrés. En l’espèce, un processus d’insertion, permis par l’accompagnement. Comme tenus par un licol, les grands singes urbains seront raccompagnés depuis l’extérieur de la société vers son intérieur, depuis le maladif de l’anormalité vers le sain des mêmes sociaux. Même s’ils vivent et dorment au cœur de la ville, ils n’en font pas partie et il s’agit de les ramener progressivement vers un intérieur de normes sociales, ce dont la trajectoire résidentielle devra être le reflet. L’action sociale sera l’agent de ce retour à l’ordinaire, un leucocyte luttant contre les infections et les dégénérescences du corps social.
Dans la mythologie grecque, Zeus a donné aux hommes la justice (Dikê) pour les aider à sortir de l’animalité violente (Bia) et de la démesure (Hubris), pour accéder à la civilisation[3]. L’humanité n’est pas donnée, elle est un processus d’éloignement de l’animalité. Dans les sociétés contemporaines, les travailleurs sociaux, au même titre que les enseignants et quelques autres, font office de Dikê, chargés d’accompagner ce processus ambigu d’émancipation par la dénaturation.
Le sortilège des prédictions : les prophètes maudits de la normalité
Pendant longtemps, une lecture en termes de domination de classes expliquait les difficultés d’accès à la norme par un monde ordinaire trop fermé aux aspérités individuelles trop particulières. C’était la société qui était responsable de ceux qu’elle rejetait. Lorsque j’ai commencé à travailler, à la fin des années 90, les personnes accueillies en centres d’hébergement y végétaient en raison du rejet dont ils faisaient l’objet par les organismes de logement social. C’était en tout cas, l’explication globale fournie par le secteur associatif. Au milieu des années 2 000, pour éviter d’avoir à augmenter toujours plus le nombre de places d’hébergement, les autorités publiques de ma région (Lyon), ont exigé que les bailleurs sociaux accueillent plus de personnes sortant d’hébergement. La réponse des centres d’hébergement fut que toutes les personnes ne sont pas « prêtes à sortir ». Toutes les personnes ne sont pas mûres pour le logement autonome et l’accès au logement les conduirait vers l’échec. Ce concept prédictif sur la capacité des personnes à habiter s’est progressivement insinué dans les esprits et dans les procédures d’accès au logement.
En 2007, la France s’est pourtant dotée d’un droit opposable au logement, qui fait de l’autonomie, de la capacité à habiter, un présupposé. Entre autres catégories, les personnes hébergées depuis 18 mois dans une structure associative, pouvaient désormais invoquer un droit au logement et exiger de l’Etat qu’il en propose un, devant un tribunal s’il le fallait. Le droit venait ainsi éclairer l’enjeu de l’accès au logement : pour les personnes hébergées l’autonomie n’est pas un horizon de l’action sociale, mais un présupposé républicain[4]. Le fond philosophique de ce droit est la considération démocratique qu’à moins d’être un majeur protégé, nul n’est mieux qualifié que soi-même pour juger de son propre intérêt.
Dans un secteur où l’identité professionnelle est entre autres liée aux orientations, aux prescriptions, aux facilitations, cette disposition à accepter le caractère majeur des citoyens accompagnés peine à s’installer. La notion de « prêt à sortir » est encore largement mobilisée. La mobilisation de cette notion suppose qu’une situation (l’absence de logement) soit susceptible de déterminer des aptitudes à habiter et à être locataire. Comme si la personne sans-abri, rendue à son animalité, était nécessairement rendue incapable d’habiter.
Qu’est-ce qu’habiter ?
Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est habiter, et il est au moins certain que la notion est mal définie par ceux qui en font pourtant la justification de leurs prescriptions. Pour le psychiatre Jean Furtos, « un habitat est un endroit où se fonde un rapport à soi, un rapport aux autres et un rapport au monde »[5]. En ce sens, la rue peut être un habitat, où la psyché se structure, alors qu’elle est saisie de vertige entre quatre murs.
Les codes sociaux qui associent la rue à « l’errance », par opposition à une sédentarité étayante, sont erronés, comme l’a démontré Atlantide Merlat[6] dans son ethnographie d’anciens sans-abri relogés. Les déplacements ont toujours un motif, la mobilité du sans-abri n’est pas plus un reflet d’une indisposition psychique à occuper l’espace que ne l’est celle du cadre supérieur mondialisé. La vie à la rue ne relève pas d’une incapacité à avoir un rapport à l’espace, même si évidemment, elle a des sources dans au moins une expérience difficile de relation à l’espace et que le fait de vivre à la rue détermine des relations aux choses et à la manière dont elles s’inscrivent dans l’espace.
Là encore, les particularités sont envisagées come des indices de capacités, sans doute à tort. Par exemple, le degré d’occupation du logement, son investissement via des artefacts (objets, photos, souvenirs,…), sont souvent présentés comme des indices de l’intensité « d’habiter » dont le logement est investi. C’est faux, et c’est parfois l’inverse. Dans l’ethnographie d’Atlantide Merlat, les personnes relogées qui occupent le plus ordinairement leur logement, sont celles qui sont le plus en attente d’un horizon de normalité satisfaisante. Elles n’expriment pas un sentiment de chez-soi, mais sont en route vers elles-mêmes, une Ithaque qu’elle ne pourront atteindre qu’à la fin du voyage. Souvent, ces personnes ont connu un habitat ordinaire, une vie où ils ont enfoui leurs stigmates et leurs fêlures sous un fard de normification[7]. C’est le retour improbable à un âge d’or où le stigmates était imperceptible, qui leur sert d’armature et elles expriment des réserves vis-à-vis d’un habitat accompagné, qui rappelle la distance entre l’horizon et le réel.
A l’inverse, d’autres personnes occupent très peu leur logement, à peu près dénué d’objets auxquels ils ont appris à renoncer après des années à la rue. Pourtant, ces personnes expriment un fort sentiment de chez-soi. Elles se sentent miraculées, prématurément vieillies, elles expriment la satisfaction d’un habitat dernier, qui prend donc de l’importance. Ce chez-soi où il n’y a plus d’après, celui qui arrête le temps, parce que la course est finie : je suis moi dans le présent, je suis chez-moi dans le présent.
Ainsi, si l’habiter se définit par l’aptitude à se sentir chez-soi, ce ne sont pas les artefacts et les comportements ordinaires qui le définissent.
L’aptitude à habiter ne peut pas être prédite, elle peut également difficilement être mesurée.
L’incapacité à être locataire
Il n’en va pas de même pour l’aptitude à être locataire, c’est-à-dire à remplir certaines obligations réglementaires et contractuelles, autant dans les aspects financiers et administratifs, que dans les relations de voisinage et la jouissance paisible du logement. Est-ce le soupçon d’incapacité à être locataire qui se lit, derrière l’hypothèse d’une incapacité à habiter de manière autonome ? Il est difficile de répondre à cette question, mais il est sûr que l’affirmation juridique de l’incapacité à être autonome, au point que la dimension locataire de l’habiter soit prise en charge par un tiers explose (et bien plus rapidement que la perte d’autonomie expliquée par le vieillissement de la population).
Evolution du nombre de majeurs protégés en France (1990-2004)
Source : INED
Mais les majeurs protégés ne sont pas considérés comme incapables d’habiter. Ils sont aidés à respecter leurs obligations de locataires.
Ainsi, si la capacité à habiter est difficile à prédire à partir d’une situation, et difficile à mesurer, l’incapacité à être locataire peut être compensée.
Ville inclusive, logement d’abord, rétablissement : la farandole des paradigmes correcteurs
L’incapacité à habiter est donc un mauvais critère de blocage à l’accès au logement. Signe encourageant, une batterie de paradigmes nouveaux viennent contrarier la présomption d’incapacité, en proposant une approche orthogonale à l’axe capable/incapable. La ville inclusive propose de s’adapter à la diversité de ses habitants, pour remplacer le paradigme de l’insertion qui supposait le mouvement des personnes vers une norme. Le logement d’abord propose de reconnaître la possibilité pour chacun d’occuper un logement, et de trouver les services qui rendront cette occupation possible dans des conditions paisibles ; en détachant l’enjeu du service et l’enjeu du bâti, le logement d’abord dissocie l’équation entre le parcours résidentiel et le parcours psycho-social. Le rétablissement, enfin, est une notion issue de la santé mentale, qui propose une reprise en main par chacun de sa propre vie, pour vivre de manière satisfaisante, malgré les limites liées à la maladie. Ces trois notions, en vogue actuellement, sortent d’un fantasme de République romaine, de l’égalité par l’homogénéïté, issue au moins de la révolution française et dont toutes les institutions publiques (école, armée,…) sont empreintes, pour s’attacher à la coexistence des différences. Il ne s’agit plus de corriger pour tendre vers un idéal, mais de composer avec l’existant. C’est un enjeu démocratique important, puisque la reconnaissance des personnes porteuses de stigmates est une reconnaissance au-delà du stigmate. Composer avec une personne handicapée, avec une personne sans-abri, c’est accepter cette personne comme sujet, non réduite à un stigmate auquel la pensée magique accorde une fonction signifiante : dormir à la rue ne signifie pas une incapacité à habiter, être porteur de handicap ne signifie pas une incapacité à agir.
Les changements de paradigmes ne sont bien souvent qu’une manière d’habiller les vieilles pratiques de vêtements neufs, mais il y a dans cette convergence actuelle un enjeu démocratique fort, qui est la restitution aux premiers concernés des stratégies qui affectent leur vie, une vision nouvelle de la ville qui est définie comme un ensemble à finalité harmonieuse et pas d’abord comme un ensemble productif. Ces évolutions réactivent le substrat philosophique, presque mystique, de la démocratie, qui fondent un système politique sur l’universalisme de la dignité humaine, c’est-à-dire la reconnaissance de l’importance d’un être qui dépasse toute fonction, tout statut social, tout stigmate. Un être sacré et dénué d’ontologie, qui a besoin de sortir de lui-même et de se confronter au monde pour exister. C’est le sens de la citation de Gaston Bachelard qu’Atlantide Merlat a accrochée en exergue de son ethnographie d’anciens sans-abi relogés : « La vue dit trop de choses à la fois. L’être ne se voit pas. Peut-être s’écoute-t-il. L’être ne se dessine pas. Il n’est pas bordé par le néant. On n’est jamais sûr de le trouver ou de le retrouver solide en approchant d’un centre d’être. Et si c’est l’être de l’homme qu’on veut déterminer, on n’est jamais sûrs d’être plus près de soi en « rentrant » en soi-même, en allant vers le centre de la spirale ; souvent, c’est au cœur de l’être que l’être est errance. Parfois, c’est en étant hors de soi que l’être expérimente des consistances. Parfois, il est, pourrait-on dire, enfermé à l’extérieur. »[8]
Alors peut-être vaut-il mieux écouter les autres et moins les observer. Peut-être faut nous appliquer à plus nous permettre mutuellement d’expérimenter des situations, pour aller rassembler cette part de notre être qui existe en se confrontant au monde, fut-ce au prix de quelques échecs, nul n’en est vraiment prémuni. Au principe de précaution, qui protège la vie, il faut sans doute lui adjoindre un principe d’audace, qui lui donne sens.
Personne n’est capable ou incapable d’habiter, nous trouvons tous du sens à essayer et expérimenter, en espérant que les expériences les moins heureuses n’auront pas trop de conséquences. Et c’est peut-être un axe essentiel des futures politiques de solidarité, que de viser à réduire les effets secondaires de la liberté d’essayer, plutôt que de définir les rails de la réponse adaptée.
C’est un défi passionnant, sur le plan intellectuel, sur le plan politique et pour toutes les aventures que nous allons vivre ensemble, en essayant nous aussi.
[1] Au sens de Gaston Bachelard : Poétique de l’espace. Presses Universitaires de France. 1989
[2] Voir notamment Jacques Rancière : Le philosophe et ses pauvres. Ed. Champrs. 2010
[3] Hésiode : Les travaux et les jours.
[4] Voir notamment le texte de Paul Ricoeur : Autonomie et vulnérabilité, et Benoît Eyraud, Pierre Vidal-Naquet. La vulnérabilité saisie par le droit. Revue Justice Actualités, 2013, pp.3-10.
[5] Sami Fredj. L’habitat comme reflet de la santé psychique. Encyclo. Revue de l’école doctorale ED 382, Université Sorbonne Paris Cité, 2015.
[6] Atlantide Merlat : Résidents de la République. Poétique de l’habiter à la pension Sainte-Geneviève. Université Lyon 2. 2016. 149p.
[7] Concept développé par Donald Winnicott, précisément pour désigner l’effort d’effacement du stigmates derrière des pratiques ordinaires. Donald Winicott : Conversations ordinaires (Home is where we Start from – Essays by a Psychoanalyst, 1986), Gallimard, 1988
[8] Gaston Bachelard : Poétique de l’espace. Presses Universitaires de France. 1989