(article écrit avec Olivier Peverelli et Agnès Thouvenot, paru dans Esprit, novembre 2023)
L’organisation de nos collectivités publiques en cercles concentriques est un modèle aujourd’hui dépassé. Face aux injustices sociales et spatiales, face à l’essorage des alentours de métropoles boursouflées, il faut bien sûr des politiques nationales de rééquilibrage. Mais la clé est entre les mains des territoires qui sauront choisir de coopérer.
Des métropoles gonflées à l’air des campagnes
Autrefois, on disait « Paris et le désert français[1]. » Puis l’aube s’est levée avec les décentralisations, le TGV qui a réduit les distances, sur le réveil des grandes métropoles. Elles sont devenues créatives attractives, compétitives avec comme corolaire une accélération démographique et une concentration économique et culturelle. Mais à quel prix ? Ce développement métropolitain s’est opéré en asséchant les territoires alentours, Les services publics et les emplois manquent dans les petites villes et villages dont la population vieillit. Sur l’autre rive, les métropoles ont tant gonflé qu’elles débordent. Le logement se fait rare et très cher et le mal-logement explose. Alors les métropoles s’étirent, aspirant puis expirant soir et matin des milliers de ménages partis se réfugier dans le périurbain des pavillons lointains. Alors, faut-il se résoudre à cette concentration de la vitalité et continuer, avec fatalisme, accroire ces disparités géographiques ?
Mutualisme territorial
Nous sommes convaincus qu’un autre modèle d’équilibre territorial est possible, générant des bénéfices réciproques dans cette relation ville-campagne. Le XIXème siècle a vu naître le mutualisme social. Actions de prévoyance collective, le mutualisme permet aux personnes de s’assurer mutuellement contre des risques sociaux : maladie, accident du travail, chômage, décès. Cette solidarité organique lie les adhérents les uns aux autres.
Et si le XXIème siècle était celui du mutualisme territorial [i]? L’aménagement du territoire a taylorisé les fonctions des territoires, les campagnes étant servantes des villes pour assouvir les besoins du ventre de la ville, en terme d’alimentation, d’énergie, de résidences secondaires. Or les effets du dérèglement climatique et social se fait déjà sentir sur les territoires, touchant dores et déjà de plein fouets les ménages les plus pauvres : aléas agricoles, précarité énergétique, chômage de longue durée… Il nous faut inventer un modèle de protection sociale et territoriale en s’inspirant du mouvement ouvrier : alimentation, vacances, culture, études supérieures sont autant de clauses d’un contrat mutualiste territorial à inventer où les territoires se protègent mutuellement d’aléas certes très différents dans l’espace et dans le temps, s’appuyant sur des forces et des faiblesses de chacun des territoires, mais qui les fait gagner en sécurité et en prospérité
Si certains appellent de leur vœu un nouveau système de protection sociale climatique, nous proposons ici une première brique en partant des territoires. Alors que l’agro-solaire s’apprête à dévorer les terres agricoles au détriment de la production d’une alimentation de qualité, la commande publique a un rôle à jouer : garantir aux agriculteurs des débouchés payés au juste prix quelque soit les aléas climatiques. C’est la seule condition de leur pérennité sans cela ils cèderont aux sirènes des investisseurs qui leur vendront une retraite bien plus confortable que celle fondés sur les revenus agricoles. Autre exemple le rééquilibrage économique appelé des vœux des grandes métropoles pour éviter la concentration des emplois sur ces mêmes métropoles ne fonctionnement que si les compétences sont ancrées dans les territoires. Or les jeunes ruraux sont trop souvent découragés dans la poursuite d’études supérieures et ceux qui franchissent le cap de Parcoursup décrochent prématurément de leurs parcours universitaire. Les grandes villes ont un rôle à jouer par l’offre universitaire mais aussi par les réseaux associatifs qui déploient des colocations solidaires. Accueillir ces jeunes dans un cadre sécurisé, avec des loyers modérés tout en leur permettant de développer des solidarités avec leur nouveau voisinage, permettant un ancrage et donc de lutter contre l’échec universitaire. Autre exemple encore, alors que des millions de personnes ne partent pas en vacances et que des logements sont vacants dans les petites villes, nous avons la conviction que nous pouvons offrir des espaces de vacances accompagnés.
Nous pouvons réinventer une « ligue hanséatique » à l’image du réseau des villes du nord de l’Europe entre le XII et XVI siècle qui se sont organisées sur des intérêts communs et la défense des villes concernées. Ce contrat est non monétaire ; il génère des périmètres de protections, elles aussi non monétaires, comme l’étaient les premiers cadre du mutualisme ouvrier au XIXème siècle. .
Construire l’archipel convivial des communautés d’intérêt
Tocqueville opposait le modèle américain, où le comté se démultiplie dans l’Etat, puis dans l’Union, au modèle français, où l’Etat se décline de manière descendante, dans les Préfectures et dans les Mairies. Certes l’élection au suffrage universel des élus locaux et les différents actes de décentralisation ont modifié le rapport de l’Etat au territoire. Mais la division des échelles d’action territoriale entre communes, intercommunalité, départements et régions ne fait que renforcer le règne jacobin et au final la volonté de pouvoir de l’Etat sur les territoires. Si l’affirmation de l’Etat de droit cet Etat protecteur et émancipateur a permis l’affirmation de droits nouveaux – le droit à l’instruction gratuite, à la retraite, à l’avortement, aux soins, au logement – la machine est aujourd’hui grippée. A organisation constante, le vote populaire ne pourra pas reprendre confiance dans des institutions qui donnent le sentiment de combattre pour leur propre survie.
Fatalisme ? Non. Nous sommes convaincus qu’en partant des territoires, nous pouvons construire l’archipel des communautés d’intérêt. Il faut réinventer une convivialité institutionnelle telle que le propose Ivan Illich. Alors que les cadres de l’action publique sont de plus en plus formatés, faisant l’objet de process et de reporting, c’est une modalité d’animation collective, conviviale, joyeuse qui s’appuie sur une mise en lien des forces vives locales qu’il nous faut impulser. Il faut chercher ensemble des réponses à des enjeux sociaux communs. Il s’agit de créer de nouveaux espaces de coopération pour tester de nouveaux lieux, de nouvelles pratiques, de nouveaux canaux d’échanges en partant de l’énergie des territoires. Des artistes urbains qui se produisent, qui exposent, qui diffusent sur des scènes ardéchoises. Et réciproquement. Des chantiers de jeunes villeurbannais qui se déplacent au Teil, pour être bénévole, le temps d’un festival.
Nous voyons sous nos yeux se réaliser la prophétie d’Edouard Glissant d’un monde organisé en archipel de lieux, de groupes humains, qui ne peut plus se penser comme une mosaïque d’espace, mais comme un système de liens. Un rhizome aurait dit Gilles Deleuze, comme un réseau de pommes de terre, où tout un tissu végétal s’entrecroise pour relier les patates les unes aux autres. Nous ne pouvons plus penser le monde, seulement comme une organisation d’espaces, mais d’abord comme une organisation de liens.
C’est l’objet de ce contrat de réciprocité que le Teil et Villeurbanne s’apprêtent à signer. Intuition portée par l’Etat pour des territoires en quête d’échange et de coopération[ii], ces contrats sont finalement mort-nés avec la loi qui les a institués en 2019. Mais nous avons à Villeurbanne et au Teil, envie de reprendre cette intuition. Dans cette perspective, les deux collectivités jouent un rôle d’animateur et de facilitateur auprès d’associations, d’entreprises, aux activités très différentes. Il s’agit de créer des liens entre acteurs aux préoccupations communes, avec des envies communes d’agir.
Un « nous » commun
Alors pourquoi la commune comme point de départ de ces contrats plutôt que les intercommunalités sont vues comme étant beaucoup plus efficaces, rationnelles, voire raisonnables ? A l’heure où nous cherchons à bâtir des communs, la commune est peut-être le premier d’entre eux. Il n’est pas exclusif, mais il constitue un point de départ de nos attachements, de notre enracinement.
La déterritorialisation de l’économie-monde, les réseaux sociaux génèrent des communautés a-territoriale. En proposant cette forme de double attachement – Villeurbanne et Le Teil, il s’agit d’être de plusieurs territoires à la fois, sans volonté d’un localisme de village. Les villes rendent possible ces identités multiples, qui s’entrecroisent. Le Teil et Villeurbanne ne se ressemblent pas : le tremblement de terre de 2019 n’est qu’un entrefilet dans le journal à Villeurbanne quand il reste une plaie béante au Teil ; L’hyperconnexion de l’une est le miroir déformant de la gare de l’autre à laquelle aucun train ne s’arrête. Mais nous avons des intérêts réciproques et des enjeux communs : le décrochage d’une partie de la jeunesse ; le chômage de longue durée malgré les offres d’emploi des secteurs en tension ne trouve pas de résolution hors des projets construits avec et pour les premiers concernés ; les créations culturelles foisonnent ; certaines de nos rues ont vu partir les commerces et sont dévitalisées ; le logement indigne et insalubre sont une plaie dans la ville.
Le contrat de réciprocité vise à formaliser ces espaces de coopération, autour de thèmes communs où pouvoirs publics et acteurs associatifs en particulier construisent de manière hybride des solutions.
Partout, nous avons à gagner à une politique en archipel, entre territoires volontaires pour construire des rhizomes d’intérêt partagé, sur les ruines de nos concurrences.
[1] L’expression est issue du titre d’un ouvrage pamphlétaire du géographe Jean-François Gravier, qui plaidait pour un rééquilibrage des centralités, en 1947.
[i] [i]Laetitia Verhaeghe https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2021-1-page-33.htm
[ii] Le comité interministériel aux ruralités du 13 mars 2015 a institué les contrats de réciprocité entre établissements de coopération intercommunale. Ils ont été traduits dans la loi du 12 avril instituant l’agence nationale de cohésion des territoires (ANCT). https://metropolitiques.eu/Quelles-cooperations-entre-les-metropoles-et-les-territoires-voisins.html