Perspective européenne sur l’intervention publique favorisant le développement d’une offre de logement à caractère social, dans le cadre cristallin du respect du droit de propriété.
« …qu’au milieu d’un univers qui est peut-être infini et paraît bien avoir treize milliards d’années d’âge il y ait une petite boule qui se prend au sérieux au point que sa peau soit devenue un cadastre, c’est assez drôle ! Il est vrai qu’au temps des voleurs de feu nos lointains ancêtres ont pu être sensibles très vite à l’idée d’un périmètre au-dedans duquel les resquilleurs ne devraient pas s’aventurer sous peine d’être mis à mal. De là à percevoir ce lopin de terre comme « approprié » par le groupe, il n’y avait qu’un pas. Un pas franchi le silex à la main et l’innocence en tête, sur une planète encore vaste et peu peuplée. C’est seulement beaucoup plus tard que le silex serait remplacé par des forces spéciales de répression, et l’innocence par un corps de représentations psychosociales forgé par les groupes dominants et propre à donner à la propriété le caractère absolu, inviolable et sacré que le monde moderne connaît bien pour le citer toujours et le violer souvent. »
Max Querrien – Manière de voir, 2010
Les marchés du logement se sont éloignés des besoins de la population
Les années 1990 et 2000 ont été marquées par la financiarisation des marchés du logement en Europe. Ces marchés se sont éloignés d’une logique de relation entre offre et demande qui fixerait les prix et stimulerait la production, au profit d’une logique plus spéculative. Selon les moments, l’immobilier tertiaire a pu tirer les prix du logement à la hausse, les fonds de pension américains ont pu débarquer massivement dans une ville estimée sous-évaluée, comme à Marseille, ou simplement pour diversifier leur portefeuille de titres, comme à Dresde. Aujourd’hui, Paris essaie de limiter le développement des meublés touristiques, pendant que Barcelone réfléchit aux moyens de mobiliser le patrimoine vacant diffus, pour répondre aux besoins les plus criants de sa population.
En 15 ans, le ratio entre le prix de vente d’un logement et le revenu des ménages a cru de 19% dans la zone Euro, mais de 63% en Belgique.
Evolution du ratio prix du logement/revenu par rapport à la tendance de long terme[1]
Belgique | 63% |
Royaume-Uni | 62% |
France | 59% |
Suède | 38% |
Italie | 29% |
Espagne | 22% |
Zone Euro | 19% |
Autriche | 15% |
Danemark | 12% |
Pays-Bas | 9% |
Finlande | 2% |
Irlande | -3% |
Grèce | -3% |
Allemagne | -5% |
Portugal | -28%[2] |
L’excès mondial de liquidités facilite l’accès aux crédits à taux d’intérêt réduit et pendant un temps les ménages ordinaires ont pu suivre cette évolution grâce à une augmentation de la durée des crédits hypothécaires. Mais les arbres ne grimpent pas jusqu’au ciel : poussés par une logique spéculative d’achat pour revente avec bénéfice, les prix ont continué à croitre, alors que la demande s’asphyxiait et que les perspectives des classes moyennes se fragilisaient.
Aujourd’hui massivement en Europe, les logements ne sont ni au bon endroit, ni au bon prix. Les logements sont beaucoup trop onéreux sur les territoires attractifs, les bassins d’emploi, ou les surface bâties sont en outre souvent accaparées par l’immobilier de bureaux, le tourisme, les résidences secondaires. A l’inverse les territoires en déprise sont confrontés à des difficultés de logement vacant et souvent d’importants problèmes de qualité.
Les demandes de logement social n’ont jamais été aussi nombreuses et le nombre de sans-abri augmente dans tous les pays sauf deux (la Finlande et les Pays-Bas[3]). Dans le même temps en Europe, un logement sur six n’est le domicile de personne : vide, dédié au tourisme ou résidence secondaire. Dans huit pays, c’est plus d’un logement sur quatre qui n’est le domicile de personne.
Il n’est pour autant pas question de spolier les citoyens de leurs vieilles demeures familiales situées dans des territoires où les services ont disparu.
Cartes des chemins de fer en France, à leur apogée en 1914 et un siècle plus tard.
Pour reloger les sans-abri Bruxellois à Courchevel ou au fond du Brabant flamand, il faudrait à la fois violer la liberté individuelle des propriétaires et assigner à résidence les « bénéficiaires ».
C’est donc un défi nouveau auquel s’attèlent progressivement les collectivités publiques et les acteurs de la solidarité : repenser les conditions d’un équilibre entre la liberté individuelle et la satisfaction des besoins sociaux, dans le développement harmonieux de la ville.
L’épaisseur historique des politiques publiques
L’enjeu est d’autant plus difficile à appréhender qu’il vient précisément heurter un tabou dans l’évolution des paradigmes qui guident l’action publique depuis trente ans. Les politiques keynésiennes et planificatrices de l’après-guerre ont vu par exemple au Royaume-Uni, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, en Suède, au Danemark, la constitution d’un stock important de logements sociaux, pour loger la population, mais aussi pour construire la ville. L’Etat était alors le principal pourvoyeur d’activité pour le secteur du bâtiment dans ces pays. Le marché de gré à gré ne pouvait pas engendrer de bulles spéculatives, dans un contexte où la production neuve suffisait à absorber l’excès de liquidités disponibles qui ne venaient donc pas sur le stock existant alimenter la hausse des prix.
Progressivement, le discrédit des logiques planificatrices a conduit à un abandon des outils, en même temps qu’une dérégulation des marchés privés, ou plus exactement, un déplacement des régulations : tous les pays ont par exemple connu d’une part un déplacement des politiques publiques de la production (la fabrication sous contrôle public de logements bon marché) vers l’usage (les subsides individuelles), confiant la réalisation des logements aux marchés. D’autre part, les pays européens ont amplifié leurs exigences sur la qualité des logements, mais ont tous assoupli l’encadrement des loyers. Ces mouvements ont eu lieu alors que l’économie se financiarisait au cours des décennies 1980 et 1990.
L’argent public ne s’est plus traduit par des constructions neuves ou par de l’amélioration de l’habitat, mais a été bu par la hausse des prix[4][5].
Dans le même temps, la plupart des pays européens connaissaient d’importants mouvements de décentralisation et de regroupements de communes. Ces mouvements ont fait émerger des collectivités locales fortes, mais sans compétences réglementaires, à côté d’Etats affaiblis, aux prérogatives réglementaires délégitimées par un contexte politique favorable à la dérégulation (nous sommes dans l’immédiate suite de l’effondrement des régimes communistes européens). Cette compétence réglementaire nationale a été de surcroit toujours plus partagée avec le législateur européen, qui a lui-même tendance à croire à l’optimisation de sa compétence de « protection des consommateurs » par l’abandon de l’intervention publique, au profit du libre marché.
Les collectivités territoriales ont rapidement pris des initiatives, à leur mesure, mais dans le contexte politique du small is beautiful, ces initiatives n’étaient pas à la hauteur des enjeux. Par exemple, le rêve de remplacer l’action publique du logement social par des micro-partenariats public/privé portés par les Agences immobilières sociales, pour intéressant que leurs actions aient été, ne sont pas en mesure d’interférer quantitativement avec les mécanismes qui durcissent les conditions de logement des européens.
En matière de logement, il est clair que le pari de la dérégulation n’a pas du tout fonctionné. Mais les paradigmes d’intervention et l’organisation de l’action publique, dans la grande majorité des pays européens, n’a pas permis de répondre à la hauteur des enjeux.
Ce n’est que depuis l’expression de la crise financière de 2008 que le géant européen s’éveille très lentement de sa torpeur, prend conscience des paradoxes dans lesquels il est enfermé et commence à s’ébrouer à l’extrémité de ses plus fines follicules, à savoir les collectivités locales, qui doivent réinventer l’équilibre entre l’affirmation scrupuleuse des libertés individuelles et le respect des nécessités collectives.
Quelques exemples européens
Les facteurs de stabilisation et la réglementation sont pluriels et complexes et ne sauraient se réduire à quelques exemples tirés ça et là, mais ces éléments différents les uns des autres illustrent la gamme des possibles, leurs avantages et leurs limites. Ils n’ont pas prétention à se replier en vérité, mais seulement à inviter à plus de créativité dans les actes et plus de précautions dans les énoncés.
La logique transactionnelle en Angleterre : libertés et empêchements
En Angleterre[6], il n’existe pas d’urbanisme « impersonnel » prévoyant des interdictions et autorisations générales. L’interférence avec les droits individuels est en outre compliquée par le millefeuille du droit de propriété, qui est une notion beaucoup plus large en droit britannique que dans le droit romain tel qu’il peut exister dans les pays de langue latine. Plusieurs personnes peuvent disposer d’un droit partiel de propriété sur une même chose. La Reine reste propriétaire fondamentale de la terre, un landlord aura la latitude de la confier en usufruit, un usufruitier pourra en tirer un loyer, un fermier en tirer sa récolte, et tous disposeront d’un droit de propriété. L’intervention publique sur le foncier est très difficile dans un tel contexte qui interfère avec le droit de propriété d’autant de personnes. L’autorité publique n’est pas organisatrice et il a été par exemple difficile au gouvernement britannique de définir le tracé de l’Eurostar. A l’inverse le droit anglais repose sur un principe général de droit dit de l’homme raisonnable, qui contingente fortement l’exercice du droit de propriété. En Belgique comme en France, tout ce qui n’est pas interdit est autorisé ; au Royaume-Uni, très peu est interdit, mais le juge et les autorités administratives peuvent intervenir s’ils estiment qu’un bâtiment, un usage ne sont pas raisonnables. Si la Belgique a oublié d’interdire l’établissement de sex centers à proximité des écoles, rien ne peut l’empêcher. A Londres, il est possible d’intervenir a posteriori, car ce n’est pas raisonnable. A Paris, un architecte peut tout se permettre à l’intérieur des règles préalables d’urbanisme. A Londres, il n’y a pas de règles préétablies mais si le bâtiment n’est pas raisonnable, l’administration peut demander et le juge décider sa démolition. L’équilibre britannique, entre liberté individuelle et encadrement public repose donc sur un « empêchement réciproque » qui prévient autant l’intrusion forte de l’autorité publique que les excès de la liberté individuelle attachée au droit de propriété. Cet équilibre est assez peu favorable à la production d’un stock de logements à bas prix, autant qu’à la régulation des prix. Pendant la reconstruction d’après-guerre, l’espace disponible et le fait que la puissance publique était un acteur économique puissant comparé aux acteurs privés suffisaient à assurer la production de logement social, dont le rôle était considéré comme une réponse mutuelle aux besoins de la société dans son ensemble. Ce cadre s’est avéré plus mal adapté à la crise qui sévi depuis les années 1970’s. La puissance publique n’a pas pu endiguer la concentration géographique des activités économiques (et de la demande en logement) le long de l’embouchure de la Tamise : pas de logements accessibles capables d’absorber la demande (le stock de logements sociaux ayant été en outre réduit par le right to buy, introduit par Mme Thatcher), pas d’aménagement du territoire, les prix ont explosé et Londres est devenu la ville la plus chère d’Europe. A l’automne 2013, dans le quartier huppé de Westminster, le prix moyen d’un logement augmentait de 1 000£ par jour.
Compte tenu de sa culture juridique, l’Angleterre a été amenée à développer des stratégies transactionnelles pour permettre le développement de l’accès au logement abordable : développement des community land trusts, qui reposent sur le démembrement du foncier et du bâti et la propriété en commons, et développement de villes nouvelles, écologiques et proposant un cadre de vie supposé plus agréables, pour produire là où c’est possible et espérer détendre la pression sur le stock existant des zones attractives. Ces logiques transactionnelles plus que régulatrices ont le charme d’un dialogue civil apaisé et respectueux des libertés individuelles, mais au bout du compte, le Royaume-Uni produit depuis quinze ans deux fois moins de logement que la France réputée plus dirigiste, rapporté au nombre d’habitants.
La force de la règle et l’animation des politiques publiques : regards croisés sur les stratégies françaises et finlandaises
Dans les pays de tradition romane, la planification urbaine est inscrite dans les gênes juridiques. La France, qui est le plus centralisé d’entre eux, est celui où l’imperium[7] public est encore le plus vivace. Les documents d’urbanisme locaux organisent a priori l’usage futur des sols : habitat, commerce, agriculture, etc. Pour répondre aux besoins sociaux, ils organisent de plus en plus la dimension sociale de l’usage : emplacements réservés à la production de logement social, zones de « servitudes de mixité social » (zones ouvertes à la promotion privée, à condition qu’elle revende une partie de sa production à un organisme de logement social), etc. Les collectivités locales sont incitées à s’en saisir par une obligation réglementaire de disposer de 20% de logements sociaux dans chaque commune, depuis 2000, obligation portée à 25% depuis 2015. Cet objectif quantifié de l’action publique est lui-même adossé à
Cette économie dirigiste du logement rencontre un certain succès, particulièrement en période de crise, quand le rôle contra-cyclique du logement social, qui continue à produire, à fournir des débuchés à la promotion privée, quand la demande est faible et les marchés inquiets. Lorsque la crise de 2008 a atteint les marchés immobiliers en France, le Premier Ministre François Fillon a demandé aux organismes de logement social de racheter 30 000 opérations « plantées » à la promotion privée. Cela a permis de maintenir l’appareil de production, les emplois… et les prix. Paradoxalement, le dispositif de production de logement à bas prix aide régulièrement les prix à ne pas s’ajuster à la baisse.
En termes de réglementation de l’usage, la France a également été pionnière dans l’introduction d’une taxe sur les logements vacants et la taxe sur les propriétés non bâties, qui visaient à remettre en usage des bâtiments et des friches foncières inexploitées. La fiscalité sur l’usage, les règles d’urbanisme qui peuvent fixer la forme des tuiles du toit et la couleurs et la forme des fenêtres, l’usage est finalement très réglementé, sans que cela ne pose de difficulté de violation du droit de propriété[8].
C’est une limite dans l’usage qui est fait de l’appareillage technique à disposition des pouvoirs publics, mais plus structurellement, l’intervention publique tous azimuts, tout au long du process de production, englue la production de logements, puis la gestion, les attributions, les aides sociales, dans une vase administrative épaisse, qui ralentit, qui enferme le vivant dans des procédures, qui empêche et qui finit par tuer toute capacité de changement. Dans les années 1970, la France savait que les grands quartiers d’habitat social construits à la hâte ne pouvaient pas paisiblement durer. Dans les années 1980, ce quartiers ont connu des flambées de violences justifiant des grandes stratégies nationales. En 2005, ils ont connu des émeutes coordonnées, simultanées en France, justifiant de nouveaux effets d’annonce, un « plan Marshall pour les quartiers ». En 2015, les tensions religieuses et ethniques atteignent un point culminant. Pourtant, ce sont toujours des quartiers en train de s’appauvrir : les nouveaux entrants de ces « Zones urbaines sensibles » sont dans des situations toujours plus difficiles que les locataires en place, après vingt ans de politiques de mixité sociale.
Ménages par décile de revenu en « Zone urbaine sensible », nouveaux et déjà présents
Source : Fondation Abbé Pierre, 2015, d’après ENL Insee
A la différence de l’Angleterre, la France obtient des résultats, notamment en matière de maintien du niveau de production et de limitation des effets de stop and go générés par les bulles spéculatives. Par ailleurs, même si elle a beaucoup perdu de maîtrise publique de l’aménagement du territoire, elle parvient à conserver une influence sur la morphologie urbaine à travers ses outils réglementaires et les outils opérationnels sous tutelle publique (logement social, mais aussi les établissements publics fonciers, les sociétés d’économie mixtes, d’aménagement de transports, etc.)
Par contre, elle ne parvient pas à animer des politiques, à changer de cap, à coordonner la multitude d’acteurs publics intervenant sur un même chalp. La force réglementaire, voire régalienne efficace sur certains aspects générerait une techno-structure trop importante, trop rigide pour permettre encore un pilotage de politiques publiques ? La corrélation est indémontrable, mais l’hypothèse invite à la réflexion.
L’enjeu de la capacité d’adaptation : les réformes Paavo et Paavo II en Finlande
La Finlande a développé depuis soixante-dix ans un parc de logements sociaux importants des stratégies de développement harmonieux des villes, des dispositifs sociaux destinés aux personnes confrontées à des difficultés particulières. Avec des moyens ambitieux adossés à un niveau de prélèvements fiscaux élevés, la France a obtenu des résultats qui en font le « bon élève » de l’Europe en matière de de logement. Vu de loin, cela semble une politique continue et sans grand effort, compte tenu des acquis importants. Mais c’est résultats sont autant liés à une continuité de l’intention qu’à une capacité de remise en question des méthodes. L’évolution des structures familiales, des politiques psychiatriques, des phénomènes migratoires contribue à restructurer les besoins sociaux et à rendre inadaptées les formules proposées.
Après des évaluations sans concession de l’adaptation des services au début des années 2000, la Finlande a mis en place un programme triennal baptisé « Paavo » (2008-2011), qui visait à répondre aux besoins les plus prégnants, à travers la mise à disposition de 1250 logements, d’unités de logement accompagnés ou de places dans des centres de soin, en même temps qu’une amélioration des dispositifs de prévention. Un second programme a reconduit un objectif de 1250 logements supplémentaires, en organisant une mutation des services d’accompagnement, pour orienter les personnes vers des solutions plus durables, avec des modalités d’accompagnement plus souples, s’adaptant à l’évolution des besoins des personnes.
Compte-tenu de la pénurie de logements accessibles, un accent a été mis sur la conversion des foyers d’urgence en véritables logements. L’originalité ici repose dans la manière dont les autorités finlandaises ont considéré le secteur des réponses provisoires comme un gisement pour produire des réponses durables. C’est un mode de régulation particulier : au lieu de considérer les services comme des portes d’accès au marché, il leur a été demandé de constituer des alternatives et des compléments au marché.
Deuxième axe du programme : la prévention des expulsions. Le renforcement du conseil, de l’assistance, de l’accompagnement au relogement, ont fait basculer la question des impayés ou des troubles de voisinage, qui ne sont plus envisagés comme des défaillances individuelles à respecter le contrat d’occupation ou le crédit hypothécaire, mais comme une problématique collective. La logique de protection sociale s’est substituée à la logique d’ordre publique dans la manière d’envisager le règlement de situations problématiques.
Troisième axe : le logement d’abord et les services associés. Plutôt que d’organiser des dispositifs de prise en charge lourdes et temporaires pour répondre à des personnes rencontrant des difficultés chroniques, ces dernières ont été orientées vers des logements durables, avec un accompagnement plus modulable, solution finalement plus durable, plus confortable et moins onéreuse pour la collectivité sur le long terme (ce qui permet de régler un plus grand nombre de situations).
Au cours de ces programmes, 2 500 logements ont été construits et 350 nouveaux travailleurs sociaux ont été engagés pour aider les personnes sans-abri. Le nombre de sans-abri chroniques a diminué de 1 200 depuis 2008. On estime aussi que la prévention a permis d’éviter à 200 personnes par an de se retrouver à la rue.
Cet exemple illustre l’importance de l’animation des politiques publiques et de l’aptitude au changement pour accompagner la mise à disposition de logements en nombre suffisants. A l’opposé de l’exemple français, les programmes finlandais tendent à confirmer que la réglementation trouve une meilleure efficacité lorsque sa gouvernance, ses objectifs, son animation sont pensés et définis.
La réglementation de l’usage en Ecosse et en Autriche
L’Ecosse fait partie du Royaume-Uni et le substrat culturel et juridique qui préside à l’intervention publique est similaire. Pour autant l’Ecosse est de tradition plus sociale, plus communautaire, au sens britannique, avec une affirmation positive de droits sociaux aussi forts que les droits civils : l’Ecosse est le premier pays européen à avoir rendu le droit au logement opposable. Cette dissidence sociale de la culture anglaise à conduit les autorités locales à avoir développé avec constance des stratégies de logement à bas prix. Point commun avec l’Autriche, les communes sont propriétaires directement d’une part importante des logements de leur territoire (jusqu’à 25% dans certaines grandes villes). Cette propriété directe des communes sur le patrimoine local leur offre à la fois des moyens d’action et leur permet d’exercer des responsabilités. Au regard du droit écossais (Homelessness Act, 2004) ce sont les communes qui sont garantes du droit au logement et qu’un requérant non satisfait peut assigner en justice. Il existe à la fois des moyens préalables et des finalités justifiant l’intervention publique, qui ne s’en tient pas à la propriété de biens nécessaires à la solidarité et intervient notamment fortement sur le parc locatif privé : tout logement privé à louer doit être inscrit sur un registre, ce qui permet à la collectivité d’en vérifier à la fois la qualité et le prix. La commune peut proposer des candidats, comme elle le fait dans d’autres pays pour le logement social. Elle n’est pas cantonnée au domaine public pour exercer sa responsabilité d’avoir à loger la population, elle peut recourir au secteur privé à travers un quasi droit d’attribution des logements locatifs privés.
La collectivité intervient peu sur la production mais beaucoup sur l’usage, ce qui garantit la protection des plus vulnérables et le droit au logement en Ecosse est dans l’ensemble une réalité. Par ailleurs, l’Ecosse bénéficie des avantages de la culture britannique : une liberté d’initiative qui stimule la créativité et la transformation urbaine, notamment de la ville de Glasgow au cours des trente dernières années a été spectaculaire. Les berges de la Clyde, la rivière qui traverse Glasgow forment désormais une galerie paysagère et architecturale enviée.
Trois prudences, cependant : l’Ecosse bénéficie d’un régime particulier dans ses relations à l’Angleterre et d’un dynamisme économique optimisé par les revenus pétroliers, qui contribue à la bonne santé de la construction. C’est une région qui s’est enrichie quand le reste de l’Europe stagnait et les enseignements tirés dans un tel contexte peuvent difficilement être applicables à un autre.
Ensuite, la régulation qui porte sur les attributions de logement et qui repose sur un stock stable de logements sociaux ne suffit pas à interférer sur les prix de l’immobilier, dont les dynamiques speculatives ont peu à voir avec l’offre et la demande. A Edimbourg, une observation sur les mêmes logements vendus à plusieurs années d’écart montre une progression des prix à l’achat d’environ 100% entre 2002 et 2015[9] pour un même bien. Les Ecossais peuvent se loger, mais au prix d’un endettement croissant et la richesse nationale est de plus en plus absorbée dans la hausse des prix de l’existant, de moins en moins dans la construction neuve, ce qui peut créer des désordres systémiques à terme. Le risque pour l’Ecosse est de se retrouver clivée avec les bénéficiaires du système qui sont autonome, les ménages rescapés qui ont accès aux dispositifs sociaux et ceux qui connaissent « la vie dure », pas assez riches pour vivre la sécurité du logement, mais ne bénéficiant pas du filet de protection public.
Dernière limite du dispositif écossais : il repose beaucoup sur les collectivités locales et même si l’affirmation des droits individuels et l’animation des politiques publiques limitent l’hétérogénéité des approches, la situation d’une ville à l’autre est très différente et les spécialisations socio-spatiales s’accentuent, dès lors que ce sont les communes disposant des moins de moyens qui doivent soutenir le plus de ménages.
L’Autriche est un pays qui intervient également sur l’usage, à travers la propriété communale des logements (la capitale Vienne est toujours propriétaire de près du quart des logements qui s’y trouvent), mais aussi à travers une réglementation forte des contrats civils, visant à éviter les conséquences sociales désastreuses d’un contrat de bail ou d’un emprunt immobilier, dont l’exécution aurait été défaillante. Le système administratif et judiciaire intervient fortement dans les situations d’impayés pour qu’ils ne conduisent pas à une expulsion. La location est un statut très protecteur qui n’incite pas à tenter l’aventure de la propriété, ce qui contribue à tarir la demande sur le marché immobilier, donc l’évolution des prix. Cette intervention est assortie de dispositifs fiscaux et incitatifs encourageant au maintien d’un stock de logements suffisants et de qualité, assorti d’une production de logements sociaux régulière, qui semble suffisante pour répondre aux besoins sociaux, sachant que l’Autriche connaît des dynamiques démographiques assez stables et n’est pas trop confrontée aux phénomènes de polarisation géographique qui traversent notamment la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, la demande sociale y est moins pressante.
La réglementation des prix et de la qualité qui paralyse la production : l’exemple paradoxal de la Suède. En Suède, l’évolution des loyers du logement social sont fixés par un mécanisme paritaire d’accord entre les fédérations de locataires et les acteurs du logement social. Les loyers privés sont réglementés et indexés sur cet accord dans le logement social. Dans un contexte global européen de renchérissement des prix du foncier, les rendements sont trop faibles pour attirer les investisseurs et depuis une vingtaine d’années, la Suède a été confrontée à un déficit de production et une pénurie croissante de logements. Dans le même temps, la réglementation sur la qualité des logements conduit à des coûts de maintenance très élevés comparés aux autres pays européens. Le parc de logements y est d’une qualité inégalée, mais le coût du logement est paradoxalement plus élevé qu’ailleurs. Au cours des dernières années, des dispositifs réglementaires sur les crédits immobiliers incitatifs ont conduit les ménages à s’orienter plus qu’auparavant vers l’accession à la propriété. Le but était de relancer la production, mais l’augmentation de la demande a surtout conduit à une augmentation des prix de l’existant, qui associé au coût élevé de maintenance des logements a conduit à ce que la Suède connaisse l’un des taux d’effort moyen les plus élevés d’Europe. L’effet de l’augmentation des prix est manifeste sur la spécialisation sociale des quartiers, avec des territoires très attractifs et d’autres qui accueillent les ménages pour lesquels le reste de la ville, désormais beaucoup trop cher.
La Suède est paradoxalement un pays qui a une longue histoire de prix du logement réglementé, d’intervention publique au service de la qualité des logements, et qui se retrouve avec un coût d’usage du logement élevé, quelque soit le statut d’occupation et des quartiers menacés par la stigmatisation dont ils font l’objet.
L’Etat, moteur du logement en Allemagne.
Le dispositif historique d’encadrement réglementaire et de production de logement à prix accessible, bridait les prix et confiait la production à l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, dans un pays, en ruines et sans économies, c’est l’Etat qui a assuré la reconstruction, au cœur de sa stratégie d’habitat. Les organismes de logement social consstruisent, louent puis revendent les logements, de manière à reconstituer des fonds propres, qui permettront d’initier de nouvelles constructions. L’Etat et le logement abordable sont le principal vecteur de la production. Le marché est principalement dédié à l’existant. Pour éviter que les logements sociaux revendus soient soumis à des mouvements spéculatifs, l’Allemagne a introduit une gamme de dispositifs incitatifs et coercitifs invitant à la stabilité des prix : la fiscalité n’encourage pas à l’investissement spéculatif. Un « taux de l’usure sur le rendement locatif » existe, c’est-à-dire qu’un bénéfice trop élevé est un délit pénal. Un « miroir des loyers » est mis en place à l’échelle locale qui organise la transparence des prix et des loyers, ce qui a mécaniquement un effet de stabilisation. Les locataires disposent d’un statut très protecteur, notamment transmissible, ce qui fait que pour « laisser quelques choses aux enfants », une bonne location vaut mieux qu’une mauvaise propriété. Les aides à l’amélioration de l’habitat sont orientés vers les habitants, quel que soit leur statut. Cet ensemble des mesures contribuent à favoriser la location comme statut de prédilection et la stabilité des prix.
Pendant longtemps, ce système a bien fonctionné et a permis à l’Allemagne de connaître à la fois un haut niveau de production et une stabilité des prix remarquable. Au point que Berlin est l’une des capitales les moins chères d’Europe. Mais depuis la réunification, le système s’est déréglé, à la fois par la pression démographique induite par le départ des Länder de l’Est vers les grandes villes du Sud-Ouest (Munich, Stuttgart,…), qui a déséquilibré les villes attractives et les villes en déprise. A cette évolution a correspondu un abandon du modèle classique de logement social allemand, massivement privatisé. Les données nationales qui montrent une poursuite de la stabilité du coût du logement, masquent en réalité une grande disparité entre les villes qui s’enfoncent et celles dont les prix montent.
Là encore, le manque est d’abord affaire d’aménagement du territoire, pour lequel l’Allemagne dispose pourtant d’outils importants, notamment des documents d’urbanisme prescriptifs : là où dans les autres pays, l’urbanisme permet ou interdit, l’Allemagne dispose aussi d’un urbanisme qui oblige (par exemple, à construire du logement dans un certain délai sur une parcelle). C’est entre autre grâce à cette compétence d’urbanisme que l’Allemagne peut créer des zones « d’auto-promotion coopérative », où les Baugruppen se multiplient (dont le plus connu à Karlsruhe).
La régulation allemande empiète sur le droit de propriété en plafonnant les revenus tirés de la propriété, il borde le fructus, mais organise et dynamise l’usus.
En conclusion
Tous les pays européens sont confrontés à la gestion de la tension entre la régulation des prix et le maintien d’un volume de production suffisant et un niveau de maintenance du parc existant satisfaisant. Dans la plupart des pays, qui n’ont pas vu venir la financiarisation des marchés immobiliers, les prix ont dérapé, sans pour autant que la production ou la qualité des logements n’en bénéficient particulièrement. C’est surtout la rente foncière qui augmente, dans les territoires bâtis en tension, sans initiative fiscale particulière pour y remédier, par exemple des taxes de solidarité urbaines, qui pourraient être une fiscalité sur l’attractivité. Et cette augmentation des prix est palpable dans les capitales, ce qui en fait l’objet éblouissant de la situation européenne, alors que la majorité des villes sont en déprise et les prix baissent avec là encore, peu de stratégies de résilience.
La gamme des outils destinés à maintenir des coûts d’usage du logement compatibles avec le revenu des ménages est vaste : des dispositions fiscales, des règles d’urbanisme, des incitations à l’amélioration de l’habitat avec des contreparties sociales, etc.
Pour autant, les exemples européens montrent que la logique du « consensus de Washington », qui donnait comme rôle aux Etats de permettre plus que de faire, n’est pas suffisante : la régulation est importante, mais ne suffit pas. Il faut une puissance publique motrice dans la production, notamment à travers le logement social ; il faut de l’aménagement du territoire ; il faut de l’animation des politiques publiques, de la conduite du changement.
Une intervention plus forte de la puissance publique ne signifie pas forcément plus d’administration : les stratégies nationales se télescopent aux disparités locales croissantes et la multiplication des procédures et des enchevêtrements administratifs contrevient aux objectifs pour lesquels ils se sont développés.
Les stratégies publiques pour produire du logement à bas prix ne contreviennent pas au droit de propriété. La Cour européenne des droits de l’homme évoque même l’hypothèse de réglementer les loyers en-dessous du coût d’entretien des logements, si cela correspond aux nécessités de la société, à condition d’indemniser les propriétaires pour l’effort qui leur est demandé au nom du bien commun[10]. La Cour européenne des droits de l’homme invite même à repenser le droit de propriété, favoriser la propriété de l’usage par rapport à la propriété du titre.
Penser la peau du monde comme un espace fragile, en partage, pas si grand, que nous arpentons tous fugacement. Penser une relation vivante et harmonieuse à cet épiderme dont nous n’emporterons bon en mal an que quelques pelletées. « Vanité des vanités, tout est vanité », dit l’Ecclésiaste de la Bible, le rassembleur. Rassembler, c’est sortir de la vanité, enchanter le réel, ce qui n’induit pas de s’abimer dans un récit naïf et merveilleux. Enchanter le réel, c’est réinscrire les actes, les règles, dans un sens, c’est-à-dire un projet qui les dépasse. Les mille voies de la régulation ont besoin d’être reliées à un sens, pour ne pas être vaines, isolées, sans effet.
Réguler la propriété pour la mettre au service d’un développement harmonieux des individus et des groupes humains, ce n’est pas la violer, ce n’est pas non plus seulement une orientation politique ou un enjeu d’efficacité, c’est instiller du sens dans le réel, relier la vie et le monde.
[1] Source : OCDE, House prices database. 1999-214
[2] Attention, la baisse des prix nationale masque souvent d’importante disparités entres métropoles sous pression et territoires en déprise.
[3] Source : Regard sur le mal-logement en Europe. Fondation Abbé Pierre. 2015
[4] Voir par exemple les passionnants débats sur la réglementation des prix et les aides individuelles au paiement du loyer, dans la région de Bruxelles-capitale au début des années 2 000…
[5] Une étude partielle de l’INSEE, sur un moment et un segment précis du parc en France (le logement étudiant lorsque les aides individuelles ont été généralisées en 1992) conclut que les aides individuelles ont largement alimenté la hausse des prix… http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/es381-382b.pdf
[6] Des nuances existent entre l’Angleterre, le Pays-de Galles et l’Ecosse, raison pour laquelle il est préférable ici de ne pas évoquer le Royaume-Uni comme un ensemble homogène.
[7] En droit romain : lorsque l’exécutif est source de la règle.
[8] L’intérêt public doit cependant toujours être suffisant, par rapport aux préjudices du propriétaires, c’est le principe de proportionnalité défendu par la Cour européenne des droits de l’homme, par exemple dans l’affaire CEDH, Winterstein c. France, 27013/07.
[9] http://www.rightmove.co.uk
[10][10] CEDH, Hutten-Csapska c. Pologne 35014/97