(article paru dans Rue89 Lyon, 2018)
Aux sources du pain liquide
La première gorgée de bière remonterait au VIème millénaire avant notre ère, en Mésopotamie, mais elle connaît son apogée au IVème millénaire, sous le non de Sikaru, littéralement « le pain liquide », la base de l’alimentation. Heureuse civilisation… Une déesse lui avait été attribuée : Ninkasi, fille de Enki, Dieu de l’agriculture.
Pour préparer la bière, les Mésopotamiens cuisinaient des galettes d’orge ou d’épeautre, qu’ils laissaient tremper dans l’eau pour déclencher la fermentation, puis assaisonnaient le breuvage de cannelle ou de miel.
Le succès du breuvage était tel qu’il a commencé à être utilisé comme monnaie d’échange et s’est disséminé dans tout l’actuel Moyen-Orient, puis a ruisselé dans l’ensemble du monde connu, avec une sophistication et une diversification croissantes des techniques de brasserie.
En Gaule, les Celtes influencés par les échanges méditerranéens grillent l’orge pour fabriquer le malt, dès le Vème siècle avant notre ère. Ils brassent la cervoise et conservent cette boisson dans l’une de leurs inventions, le tonneau. Pour Rome, civilisation de la vigne, la bière restera désormais associée à ces barbares du nord.
L’appel à la bière
Charlemagne accorde le privilège de production de la cervoise à certains ordres monastiques septentrionaux. Les moines se livrent à diverses expérimentations aromatiques, des préparations à base d’écorce de chêne, des soupes… Les progrès de la médecine changent la composition d’un breuvage qui doit aussi posséder une dimension prophylactique.
Hildegarde von Bingen est la dixième enfant d’une famille noble, née en 1098. Très tôt elle est frappée de visions, de vérités, qui l’amèneront à devenir sœur bénédictine et à découvrir les vertus aseptisantes et conservatrices du houblon, bénie soit-elle pour les siècles des siècles : les moines se mettent à cultiver abondamment le houblon. Sans doute en remerciement de cet inestimable apport au progrès humain, Sainte Hildegarde est désormais consacrée parmi les quatre femmes docteurs de l’Eglise.
En plus du houblon, les moines allemands perfectionnent les techniques de fermentation en diversifiant les levures. Ce n’est qu’au XIIIème siècle que le moine Gambrinus commence à exporter cette nouvelle bière hors du Saint-Empire Romain Germanique, notamment vers l’ouest, vers la France. En 1268, Saint-Louis définit le premier statut des brasseurs de Paris et en 1435, quatre ans après que Jeanne d’Arc se soit consumée de soif, un édit fixe réglementairement la recette de la bière, première mention de ce mot magique dans un document officiel.
Si la bière est née et définie, elle se diversifie par types, principalement en raison des levures et températures de fermentation, et des techniques de maltage.
Ale, Lager, Pils, Gueuze, Stout,… la farandole des pillaveurs
La lager (ou Pils) est une bière à fermentation basse (levures à fermentation optimale à 10-15°C). Elle est apparue tardivement, vers le XVème siècle, en Bavière, et est longtemps resté cantonnée à cette région, avant de se répandre au XIXème siècle, en Europe centrale, aux Pays-Bas, puis par les phénomènes migratoires, vers les Etats-Unis. Aujourd’hui, les bières les plus vendues, moins fragiles, moins goûtues, et moins alcoolisées, sont des Lager : Budweiser, Heineken, Tsin-Tao,… Les lager représentent 80% de la production mondiale.
L’ale est une bière du nord de l’Europe issue d’une méthode ancienne de fermentation haute (fermentation optimale à 18-21°C). L’ale est plus fragile que la lager, mais développe des arômes plus complexes et un taux d’alcool plutôt élevé. Les bières belges sont le plus souvent des ales.
La blanche est une ale blond pâle et trouble de fermentation haute, non filtrée, brassée à partir de malt d’orge auquel est ajouté une certaine quantité de froment.Elle est souvent aromatisée avec divers ingrédients comme de la coriandre ou un zest d’agrumes. Elle est d’origine belge, de la région de Leuven (notamment Hoegaarden).
La lambic est une bière de fermentation spontanée de la vallée de la Senne (Bruxelles) servant à la préparation de la gueuze, ainsi que de ses versions fruitées (kriek,…)
La gueuze est obtenue par assemblage de lambics de différents âges. Une fois mise en bouteille, cette bière à l’acidité si particulière connaît une deuxième fermentation en cave.
La Stout: est une bière de fermentation haute brassée avec de l’orge torréfié (et non malté). De couleur noire, à la saveur légèrement caramélisée et grillée, elle est fortement houblonnée. L’ambassadrice mondiale des stouts est la Guiness.
La meilleure bière du monde
Les bières trappistes sont des ales, brassées à l’Abbaye, sous le contrôle des moines du même nom, encore aujourd’hui, à la suite d’une décision du tribunal de Gand en 1962. Il existe onze bières trappistes dans le monde dont six en Belgique (Orval, Chimay, Westmalle, Achel, Rochefort, Westvleteren).
En 1814, le marchand de houblon Jean-Baptist Victoor prend sa retraite et s’installe comme ermite dans les bois de Saint-Sixte, où coule le Vleterbeek, près de Westvleteren, dans les Flandres du sud, non loin de Dunkerque, abandonnant sa demeure et ses terres à quelques moines cisterciens trappistes, qui y fondent un prieuré, devenu depuis une abbaye, l’Abbaye de Saint-Sixte. Dès le départ, les moines y brassent discrètement une bière de qualité, la Westvleteren, jusqu’à ce qu’en 2005, un site américain la désigne « meilleure bière du monde » parmi 30 000 autres bières, titre confirmé en 2013 par le site Ratebeer.
Mais les braves trappistes n’ont aucune intention de se laisser griser par le succès et d’augmenter les 4 800 hectolitres de production annuelle. Afin de limiter la demande, ils ne vendent plus en dehors de l’Abbaye. Pour accéder au précieux nectar, il faut appeler une semaine à l’avance, venir à l’Abbaye aux heures prescrites, faire une queue de 2km en voiture, pour emporter un butin plafonné à deux casiers de 24 bouteilles de 33cl chacun.
Alleïdi, la meilleure bière du monde, ça se mérite, fieu, Godverdomme.
La mère de toutes les blondes
Urquell signifie la source originelle. La source de Pilsen, la fontaine qui a renversé la primauté des ales et la suprématie des stouts, et fait triompher les lager dans le monde. La mère de toutes les blondes.
La bière coule dans les veines Tchèques avec la même ardeur qu’elle tapisse les gosiers belges. On trouve des traces de brasseries avant l’an mille et le roi cultissime de la région, celui dont la statue orne la grande place de Prague, Vinceslas Ier, a obtenu entre autres faits d’armes, l’abrogation par le pape Innocent IV du décret de Saint-Vojtech, évêque qui avait interdit le brassage et la consommation de bière (à peu près en même temps que Sant-Louis organisait les brasseurs à Paris).
Pour peupler les villes nouvelles de Pilsen et de Budejovice (Budweis en Allemand…) les citoyens sont autorisés à brasser et à commercialiser la bière. Ils travaillent dans des « brasseries » citoyennes qui appartiennent à la collectivité et qui font de la bière à fermentation haute, rouge à base de froment, ou blanche à base d’orge. Cette bière trop trouble n’a pas excellente réputation. La normalisation réglementaire du brassage améliore la qualité, mais c’est à la fin du XVIIIème siècle, que le maître brasseur de Pilsen, Frantisek Ondrej Poupé, introduit les instruments de mesure, thermomètre et hydromètre, qui visent à améliorer la constance et la qualité. Pour autant, la bière de Pilsen demeure médiocre. En 1836, des tonneaux entiers, réputés imbuvables sont jetés depuis les fenêtres de l’hôtel de ville. Il est temps de réagir. Les brasseurs essaient de tourailler plus légèrement l’orge, ils obtiennent un malt moins foncé, une bière plus claire, moins trouble, peu alcoolisée, blonde. Le 5 octobre 1842, cet « or de Bohème » est présenté au public. Six ans plus tard, on trouve de la bière de Pilsen à Paris et dans toute l’Europe. Elle s’exporte avec la valse et le cristal de Bohème. Dans les cafés, les verres à bière commencent à remplacer les chopes de terre cuite.
La Pils conquiert le monde, mais c’est moins Pilsen qui profite de ce triomphe que sa voisine, Budweis, au point que depuis 1880, 110 procès ont opposé les trois entreprises tchèque et américaines revendiquant la propriété intellectuelle ou la liberté de se référer à cette origine.
Si la bière belge a gagné ses galons gastronomiques, c’est un tsunami de bière de Bohême qui se déverse désormais chaque jour sur le monde.
La bière de la dernière île
Le jeune Arthur était pressé de s’éloigner de son père. Il a déniché une brasserie désaffectée près de la porte Saint-James, dans cette colonie catholique de l’Angleterre, pays devenu depuis peu le plus puissant du monde. En 1759, l’Irlande de Barry Lyndon est déjà un sacré réservoir de soiffards. La vie sociale se déroule au comptoir, dans ces public houses, qu’on commence à appeler par leur diminutif, les pubs. Arthur signe un bail de 9 000 ans, pour un loyer de 45 livres par an, pour cet immeuble dégradé assez vaste pour accueillir un pub, une maison d’habitation et même une brasserie. Alors Arthur brasse. Mais Arthur torréfie trop l’orge, il a tendance à le griller. Sa bière en devient d’un rouge profond, presque noire. Alcoolisée à 4,2 degrés, elle semble plus forte, d’où son nom de « stout » (fort). Elle paraît nourrissante aussi, alors qu’une pinte d’Arthur ne fait que 198 calories, contre 256 pour une lager. Elle est douce, sa mousse a une texture inimitable. Le succès est rapide et dix ans à peine après l’ouverture de la brasserie, six premiers barils partent à destination de Londres.
Arthur bénéficie ensuite de l’extension impériale dans le monde et bientôt, son nom circule sur toutes les tireuses de l’Empire Britannique. Il fournit la base et la bière est complétée localement.
Arthur décède en 1803, mais son fils, Arthur Guiness II, poursuit l’aventure, profitant de la victoire anglaise sur Napoléon et du triomphe absolu de l’Angleterre sur les mers du monde, pour inonder toutes les routes de tonneaux de sa bière noire. La Guiness devient le 5ème océan. En 1886, elle est la bière la plus vendue au monde, avec 1,2 millions de barils. Et malgré le triomphe des lagers de Bohême, elle demeure un standard inimitable qui justifie à elle seule la présence d’un pub irlandais dans chaque ville qui se respecte.
Et chez nous, alors ?
C’est sous Louis XIV qu’un tonnelier du nom de Jérôme Hatt s’installe place du Corbeau, à Strasbourg, pour fonder une brasserie et produit 2 500 hectolitres par an. Ses descendants poursuivront l’oeuvre avec assiduité et en 1850, Frédéric-Guillaume Hatt, lassé des crues fréquentes de l’Ill, un affluent du Rhin, déménagera la brasserie dans la petite ville de Cronenbourg. Encore un usiècle plus tard, Jérôme Hatt (8ème de la dynastie…), de retour de la dynastie, donne à la bière le nom « Kronenbourg », avec un K pour accentuer le côté germanique, première bière française a faire de la publicité. Jérôme Hatt innove en proposant un format original : une bouteille encapsulée de 33cl, puis de 25cl. La capsule est frappée d’un damier rouge et blanc en hommage au drapeau alsacien.
En 1952, e hommage au sacre de la reine d’Angleterre Elizabeth II, une bière spéciale est lancée : la Kronenbourg 1664, référence à l’année de fondation de la première brasserie de la place du Corbeau. La 1664 et la reine d’Angleterre sont intimement itriquées, qui l’eut cru…
En 1953, la famille Hatt commet un crime impardonnable, l’enfermement de la bière dans une canette d’aluminium, ce moment où le progrès technique sonne le glas de toute éthique…
Stouts, lager, ales, la bière s’est standardisée. Huit mille ans de recherches, de progrès, de circulation, de levures, de torrefaction, de malts issus de plantes variées, menaçaient de s’éteindre en une bête machine commerciale de répétition à l’identique.
Mais heureusement, la bière revit grâce à tous les petits brasseurs locaux qui fleurissent comme du houblon au printemps, font revivre la diversité des goûts et vous donnent rendez-vous au Lyon bière festival de Rue89Lyon !