Article paru dans a revue Face à Face, 2016
Le succès des Resto du cœur, en complément des politiques de solidarité et de la banque alimentaire est une spécificité française. Pour autant, tous les pays européens sont traversés par des enjeux similaires et l’Union Européenne est aujourd’hui un échelon déterminant dans la définition et l’organisation de l’accès à ce bien primordial qu’est la nourriture. Vieil héritage philosophique et politique, l’organisation de la survie alimentaire est un point d’achoppement d’enjeux plus larges autour de la construction européenne : quand un bien cesse-t-il d’être marchand ? Quelle est la responsabilité de la collectivité vis-à-vis de l’individu ? Fait-il partie des compétences institutionnelles de fausser les marchés en organisant la surproduction agricole et la distribution des invendus aux indigents ? Les besoins primordiaux sont-ils l’arbre qui cache la forêt et leur satisfaction caritative n’amène-t-elle pas à simplement perpétuer une organisation sociale structurellement défaillante ?
2Autour d’un enjeu simple et à la portée des pays européens, assurer à tous une sécurité alimentaire, se déchaînent des passions politiques, portées par une émotion particulière, qui se sont notamment révélées à l’occasion de l’actualisation du Fonds européen d’aide aux démunis (FEAD), adoptés il y a tout juste un an.
La responsabilité politique du socle alimentaire : un vieil héritage partagé
3« Panem et circenses », du pain et des jeux. L’expression est passée à la postérité comme illustration du cynisme politique, mais on se souvient moins que la question de la distribution alimentaire fait l’objet de politiques publiques depuis l’Empire Romain et encore en amont. D’aucuns expliquent la structuration de l’Egypte par la nécessité d’organiser la gestion des ressources, donc leur distribution, dans le contexte particulier de la civilisation du Nil.
4À Rome, donc, des distributions gratuites de pain visaient à assurer la sécurité alimentaire de la population, autant que la survie politique du régime en place. Cette tradition a été une des plus longue, des plus vivaces, puisqu’elle se poursuivait encore au Moten-Âge dans l’Empire Byzantin. Pas uniquement, par cynisme, mais parce que depuis Aristote et Athènes, la finalité du gouvernement de la Cité est « d’assurer la vie et le bien-vivre, dans une législation éduquant à la vertu. » La redistribution alimentaire, comme manifestation de la légitimité politique du pouvoir en place, est un héritage politique qui marque le continent européen.
5Les Eglises ont ensuite pris le relais de la protection des indigents, à travers l’invocation de la charité chrétienne, mais cet ancrage spirituel de la protection primordiale trouve sa correspondance dans les autres courants théologiques, par exemple l’Islam, à travers la Zakrat, cinquième pilier de l’Islam, qui signifie littéralement « tailler » (une plante), et invite le fidèle à s’amputer d’une partie de ses richesses pour aller mieux lui-même. Que ce soit dans la Chrétienté ou dans l’aire Islamique, ces préceptes spirituels ont toujours mis en jeu la responsabilité politique des institutions temporelles, au regard des indigents.
6Des savants mieux informés détailleraient cette histoire avec les compétences et le talent qui me font défaut, il s’agit simplement ici de souligner que cette question de la responsabilité politique dans la survie alimentaire n’est donc ni récente, ni contingentée à une sphère politique, ou philosophique, ou religieuse. Elle puise ses racines au plus profond de nos civilisations, dans la variété de leurs fondements.
L’aliment, un bien partiellement marchand
- 1 Dans un exemple resté fameux, Marx explique comment le coton ramassé par des exclaves a supplanté (…)
7Cette question sonne comme une alarme dans le contexte d’une Europe qui s’est bâtie autour de la facilitation des échanges entre producteurs et consommateurs et qui peine à rattraper son déficit de relation à la question plus fondamentale de la citoyenneté commune. Un bien marchand est caractérisé par le fait qu’il dispose d’un prix, à la croisée entre le désir d’un acquéreur, ce que Marx appelait joliment le « fétichisme de la marchandise », sa capacité à payer ce bien qu’il augmente en produisant lui-même d’autres biens, pour atteindre les objectifs du vendeur, qui attend une compensation pour se séparer de son bien, en raison entre autres des coûts de production incorporés, donc du système de production1.
8La nourriture s’adapte particulièrement mal à ce modèle. Bien sûr, nous avons tous l’habitude d’acheter des aliments, mais pour autant, autant d’un point de vue théorique qu’empirique, le caractère « marchand » de la nourriture est limité. Tout d’abord, la nourriture peut exister sans travail incorporé, sans appartenir à un vendeur. La ville de Seattle aux Etats-Unis vient par exemple de transformer la végétation d’un parc de la ville, pour y cultiver des comestibles, à disposition gratuite de la population, au titre de la politique sanitaire. Des aliments habituellement vendus, ont perdu leur caractère marchand. À l’autre bout de la chaîne, tout le monde à un tel besoin de nourriture qu’il n’est pas possible de fixer un prix au-delà duquel le désir de nourriture ne serait plus suffisant pour l’empêcher de grimper plus haut, ce que J.M. Keynes résumait de sa célèbre formule « un travailleur est prêt à travailler pour un morceau de pain. » Il n’y a pas d’asymptote théorique à la courbe des prix de l’alimentation et c’est ce qu’avaient compris les « accapareurs », lors de la Révolution française, qui stockait le blé pour en faire exploser les cours, technique reprise beaucoup plus récemment par les groupes financiers qui spéculent sur la faim dans le monde, à travers le marché des matières premières. La nourriture est un bien qui n’a donc ni prix minimum, ni prix maximum, indépendamment de sa rareté et de ses conditions de production. Et pourtant, des pommes se vendent tous les jours au marché. À une époque d’élucidation, de catégorisation, notamment de ce qui est marchand et de ce qui ne l’est pas, à une époque où la pollution de l’air a été convertie un bien marchand, en titres cessibles. L’aliment reste hybride, ce qui en fait un objet politique complexe, régi aussi bien par les règles du commerce, que par celles de la santé, ou par celles de droits de l’homme, autant de prérogatives politiques qui se déploient aujourd’hui largement à l’échelle européenne.
Un bien capable de justifier la suspension du droit
9Le caractère marchand de l’aliment est tellement ténu, qu’il est capable de transcender un droit aussi important que le droit de propriété. Tout petit français est éduqué dans la mémoire républicaine indignée des années de bagne que valut à Jean Valjean le vol d’une miche de pain, un jour de grande faim.
10En principe dans la France de la République, comme dans les autres régions d’Europe, il y aurait une alternative judiciaire. Dans le droit britannique, par exemple, ou peu de règles sont écrites, le principe de proportionnalité est très important dans le règlement d’un litige : le juge examine le besoin et les moyens de Jean Valjean, il examine le préjudice pour le boulanger et transige en fonction. Ce principe est également une référence très importante pour les institutions européennes, notamment le Cour européenne des droits de l’homme. Pour prendre un exemple illustratif même si un peu décalé du sujet : en France, des gens du voyage s’étaient bricolés des maisonnettes sur un terrain non ouvert aux constructions d’habitat, d’après les règles d’urbanisme. La commune leur a donc demandé de les détruire. La Cour européenne des droits de l’homme a arbitré en faveur des habitants, estimant en proportionnalité, que le préjudice de la démolition des maisons pour les familles, compte-tenu de l’absence de solution alternative, serait bien plus important que le préjudice pour la collectivité de laisser ces maisons en place. La proportionnalité, qui réfère au préjudice, donc à l’intensité des besoins est une notion qui monte progressivement dans les tribunaux nationaux, sous l’influence des juridictions européennes. Or évidemment l’intensité du besoin en matière de nourriture est patente.
- 2 Le mot même d’exception, exceptio, vient du droit archaïque Romain, lorsque le prévenu plaidait en (…)
11Et cette prise en compte de l’arbitrage entre les préjudices vient renforcer un principe général du droit français (et plus globalement, des cultures juridiques latines de droit romain, qui disposent d’un droit très écrit), qui est le principe de nécessité, au nom duquel, une exception2 peut être accordée à l’application de la Loi. Ce principe général devrait théoriquement s’appliquer à tous les domaines du droit, y compris le droit civil, mais les juges qui n’aiment pas faire porter la responsabilité d’une situation de détresse à un individu plutôt qu’à la collectivité préfèrent cantonner cette notion au droit pénal. En clair, le squat d’un logement, même si la nécessité de la situation l’explique ne peut être imposé au propriétaire d’un logement, alors que le vol de nourriture pour nourrir ses enfants pourra être dispensé des poursuites et peines prévues par la collectivité, au titre de sa Loi pénale.
12L’état de nécessité et le principe de proportionnalité viennent perturber sérieusement le caractère même de « bien », que peut revêtir la nourriture, dans la mesure où sa propriété est moins sacrée que les autres biens. Il existe au moins une limite juridique à cette caractéristique de « bien », que revêt l’aliment dans le cours ordinaire des jours.
Un système de production massivement faussé : la Politique Agricole Commune
13L’aliment est donc un bien marchand. À ce titre, l’Union Européenne y a consacré beaucoup d’énergie : la dénomination des produits alimentaires (qu’a-t-on le droit d’appeler yaourt, vin, etc. ?), l’étiquetage et l’information au consommateur, la position par rapport aux organismes génétiquement modifiés, l’harmonisation fiscale et la TVA différenciée pour les biens de première nécessité, etc. L’Union Européenne consacre beaucoup de sa production réglementaire à la part marchande de l’aliment.
14Pour autant le caractère marchand est perturbé par la question du prix, et l’identité même de bien est juridiquement fragilisée, tant par les juridictions nationales, qu’européenne ou internationales. Mais ces frottements ne portent que sur les limites de l’aliment comme bien marchand, lorsqu’ils apparaissent sans travail, lorsque les rapports de domination sont extrêmes, lorsque des personnes sont acculées à une extrême vulnérabilité.
15Mais le cœur même du fonctionnement du marché de la nourriture est complètement faussé. Le marché n’est pas faussé en ce sens qu’il serait socialisé, encadré, perturbant la fixation « naturelle » des prix par la main invisible : le problème est son double fonctionnement contradictoire, à la fois présenté comme un marché totalement dérégulé sur les places financières fixant le cours des matières, et en même temps, objet de politiques publiques massives d’intervention sur les prix.
16La politique agricole commune représente 40 % du budget de l’Union Européenne. Nous construisons un espace politique continental en dépensant près de la moitié des ressources que nous y consacrons, à subventionner un bien marchand, produit librement, échangé librement, selon des prix non réglementés.
17La politique agricole commune contribue à faire chuter les coûts de production, en les socialisant à travers les subventions, ce qui permet de « faire face à la concurrence internationale », c’est-à-dire, que nous consacrons près de la moitié du budget de l’Europe a faire chuter la valeur de certains aliments, ce qui fait voler en éclat l’agriculture vivrière d’un milliard de paysans dans le monde, que l’Union Européenne consacre une autre grande partie de ses moyens à essayer d’empêcher d’émigrer, à travers le dispositif Frontex de gestion des frontières. La politique alimentaire de l’Union Européenne, qui est très largement celle portée par la France, première bénéficiaire de la PAC, consiste à fausser les prix par la subvention, pour saboter l’organisation un peu durable de l’agriculture dans le reste du monde, en expliquant que les Américains en font tout autant et que c’est donc un enjeu diplomatique de sécurité alimentaire et de compétitivité internationale, qui nous contraint à cette politique.
- 3 Dont la fin est programmée, compte-tenu des effets secondaires de la PAC, pour avril 2015
18Dans le même temps, pour éviter que ces incitations ne produisent une surproduction à moindre coût qui fasse s’effondrer les cours des aliments et prive notre agro-industrie de leur bénéfice, mais sachant qu’un contingentement de la production empêche les économies d’échelle, la PAC a établi une politique de quotas, notamment en matière de lait, à partir de 19843: vous pouvez produire tant d’hecto-litres de lait, pour éviter que les cours ne s’effondrent, mais pour éviter de vos contingenter, je vous rachète le lait produit en surplus, que nous nommerons excédents agricoles. Ensuite, le libre marché, la main invisible de l’offre et de la demande fixeront librement le prix du lait et le distribueront à l’aune des relations individuelles. Le caractère artificiel de l’économie administrée, mais avec le chaos, l’incertitude, les micro-pouvoirs inhérents à l’économie de marché.
Que faire des stocks : de « la part-Dieu » à l’émergence du gène démocratique ?
19Voilà donc l’Union Européenne assise sur une montagne d’excédents agricoles, confrontés à la question que Pharaon ou les spéculateurs de l’époque révolutionnaires : comment vider les greniers ?
20En 1987, trois ans à peine après la mise en place des quotas laitiers, est créé sous l’influence de Jacques Delors, alors Président de la Commission, et de Coluche, un Programme d’aide alimentaire aux plus démunis (PEAD). Il s’agit de redistribuer cette nourriture aux personnes en détresse. Concrètement, un système de troc est organisé, à l’échelle mondiale, pour convertir les denrées collectées au titre des excédents agricoles, en un panel plus large, qui est distribué principalement à travers le réseau des banques alimentaires. En 2011, 13 millions d’Européens en ont bénéficié, dans 19 pays de l’Union.
21Mais face à l’augmentation des besoins sociaux, l’Union Européenne a progressivement complété ses stocks issus des excédents par l’acquisition de denrées supplémentaires. En 2011, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a considéré que ce processus transformait le Programme en prestation sociale directe, ce qui ne relève pas du niveau européen, mais des compétences nationales. Il a donc fallu défaire ce programme et réinventer autre chose. Chassé par la porte, le programme est revenu par la fenêtre, après des débats houleux sur son périmètre (nourriture ou plus largement aide d’urgence, poisson ou canne à pêche, etc.) sous forme d’un Fonds européen d’aide aux démunis, qui ne repose plus sur l’écoulement des excédents agricoles, mais sur un budget de 3,8 milliards d’euros, qui ne distribue pas des prestations sociales, mais s’inscrit dans une stratégie globale de soutien à la cohésion sociale. Sur le terrain, la différence n’est pas très palpable, mais cette séquence est intéressante.
22En condamnent le Programme, la CJUE a illustré à quel point la solidarité, tout le soubassement politique évoqué dans le premier chapitre, ne fait pas partie des gènes institutionnels européens. Cette décision illustre la double nature de l’Union Européenne, à la fois institution politique et théâtre de relations multilatérales entre Etats. Dans la décision sur le PEAD, la Cour valorise la seconde dimension : les Etats se sont donnés des règles du jeu précises sur ce qu’ils mettaient en partage, l’Union européenne n’est pas un espace politique autonome, elle n’a pas à s’inventer des prérogatives, c’est un théâtre plus qu’un acteur. Cette tendance de la construction européenne est récurrente et représente sans doute le plus grand frein à une construction politique cohérente. L’exemple le plus frappant et qui posera le plus de difficulté sur le long terme est la montée en puissance des dispositifs de pilotage de l’Union qui ne se pensent pas comme une entité, mais comme un espace de négociation. Le Conseil Européen des chefs d’Etat et de gouvernement a ainsi pris une dimension opérationnelle depuis 2008 et l’Eurogroupe négocie des décisions sur le système de contrainte des Etats, par-dessus la tête des institutions européennes qui agissent comme des acteurs, notamment la Commission.
23Mais, notamment sous l’influence du Parlement Européen, le retour de ce programme sous une autre forme indique aussi que les forces qui plaident pour une Union Européenne comme espace politique autonome, fondé sur des valeurs, des symboles, capables d’engager des initiatives propres, est une force tout aussi importante. En réintégrant la distribution alimentaire dans les actions de l’Europe, même si c’est pour un montant mesuré, l’Union Européenne témoigne qu’elle ne discute pas uniquement de biens et services marchands, pour faciliter la relation entre des consommateurs et des producteurs, ce qui était sa mission initiale, à travers la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier : l’Union européenne accepte de considérer que des « choses » n’ont pas de statut dans le cadre de la production, ni des échanges marchands, mais dont chaque personne humaine à besoin. L’Union européenne reconnaît qu’elle n’est pas composée de consommateurs animés par des désirs, mais de personnes, déterminées par des besoins. La satisfaction de besoins vitaux engendre des obligations positives pour les collectivités publiques, ce qui se nomme la garantie des droits fondamentaux. Garantir le droit fondamental à l’alimentation, c’est se positionner en tant qu’institution politique. Et garantir ce droit à ceux qui sont le plus éloignés, le plus exclu, tendre à l’universalité de la protection, constitue l’une des caractéristiques les plus distinctives de la démocratie, par rapport aux autres régimes politiques. Et même le fait que le périmètre de ce fonds ait suscité des débats passionnés est une illustration rare de l’émergence d’une scène politique, avec ses polarités, la convocation de valeurs de références menant à des décisions opérationnelles.
24À ce stade, ce n’est qu’un gène, une petite cellule dans le grand corps européen, une toute petite fissure dans la digue marchande qui prétend séparer l’économique du politique et finalement faire disparaître ce dernier. Une petite fissure dans une digue, s’il se trouve des forces pour en gratter les plaies, ce peut être l’occasion d’une inondation de la rationalisation marchande des individus, par les flots démocratiques de ceux pour qui se nourrir ne sera jamais le simple résultat d’une équation.
Notes
1 Dans un exemple resté fameux, Marx explique comment le coton ramassé par des exclaves a supplanté la laine tissé par des ouvriers libres, parce que le système de production permettait de réduire les coûts de production, donc de se rapprocher plus facilement du désir de l’acheteur. Le système de production détermine non seulement le prix, mais les usages sociaux et c’est le moins onéreux, donc le plus brutal, qui tend à se développer. Ce qu’on désigne aujourd’hui sous le terme de « concurrence internationale. »
2 Le mot même d’exception, exceptio, vient du droit archaïque Romain, lorsque le prévenu plaidait en l’espèce la non-application d’une loi de portée générale.
3 Dont la fin est programmée, compte-tenu des effets secondaires de la PAC, pour avril 2015
Pour citer cet article
Référence électronique
Marc Uhry, « Nourrir les pauvres, indice de la construction européenne », Face à face [En ligne], 13 | 2016, mis en ligne le 12 avril 2016, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/faceaface/1005